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couper la tourbe ? La même force idéale qui enlève l’âme de Robert Burns au-dessus de sa condition rayonne hors de lui, pénètre les choses et les soulève à la hauteur de son âme. Il ne souffre pas des circonstances et n’a pas besoin de s’en détourner : elles s’harmonisent à sa vie. Ce garçon de vingt ans n’a pas une adolescence vulgaire. Il lit avec assiduité quelques-uns des livres anglais alors dans toute leur vogue : L’Homme de sentiment, de Mackenzie ; Tristram Shandy, de Sterne. Ces auteurs n’eussent rien valu pour lui, si son originalité n’eût été capable, au moment voulu, de percer toutes les influences et de rejeter, comme une défroque inutile, ces lambeaux de littérature. En attendant, son esprit, qui reçoit ainsi du dehors une excitation et une émulation, s’entretient et s’active. Bientôt il essaie ses forces. Robert crée, avec son frère Gilbert et quelques amis, un club de jeunes gens, Bachelors’club, où chacun s’exerce à exprimer des idées et à les discuter. Il se fait affilier à la loge maçonnique de Tarbolton. Ces réunions de toutes sortes conviennent à son double besoin de sociabilité et d’observation. Mais, plus que tout, la vie l’attire et le retient. Il est mêlé à toutes les intrigues amoureuses du village, favori des jeunes filles et confident des garçons de son âge. Il n’a pas son pareil pour fixer les regards et enjôler les belles avec de jolies paroles. Il n’apporte d’ailleurs nulle arrière-pensée dans ses caprices où sa fantaisie se grise seulement d’elle-même et ne souhaite rien au-delà de cette ivresse légère. Une fois pourtant ses vœux allèrent plus loin, au fil d’un rêve qui les menait tout doucement au mariage. Burns voulut épouser Ellison Begbie. C’était une fille supérieure, très recherchée, et qui semble avoir été charmée en même temps que déconcertée par ce séducteur trop vite assagi. Il lui écrivait des lettres de jeune clergyman, édifiantes, éloquentes et cérémonieuses. Elle voulut réfléchir et finalement refusa. Déçu dans son aspiration au bonheur tranquille, rejeté loin de ses velléités de sagesse, Robert Burns s’éloigna quelque temps de ce village où sa jeunesse venait de s’ouvrir libre et contenue, ardente et pure. L’idée du mariage lui avait suggéré de chercher un moyen de s’établir et il avait pensé au métier de tisserand. Quand il connut le refus d’Ellison Begbie, ses dispositions étaient prises ; il partit.

C’est une période importante que ces huit mois passés à Irvine. Dans la tristesse désolée d’une morne bourgade et la