Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/606

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

détresse d’un sordide travail, le rayonnement de Lochlea s’éteint d’un seul coup, et de tant de gaîté, d’allégresse, de joie de vivre, il ne reste plus rien qu’un appel à la mort : « Je suis transporté à la pensée qu’avant longtemps, peut-être bientôt, je dirai un éternel adieu à toutes les peines, agitations et inquiétudes de cette pénible vie, car je vous assure que j’en suis vraiment fatigué, et, si je ne me trompe beaucoup, je pourrai avec contentement et joie la résigner. » Voilà ce qu’il écrit à son père, le 27 décembre 1781, en lui envoyant des souhaits pour l’année nouvelle. Il a la nostalgie de son foyer, de son village, de ses amis, de cette animation dont il vivait, de tout ce mouvement du dehors qui s’achevait en lui. Sa nature ardente et mobile ne peut se faire à l’ombre froide de la solitude et de l’ennui. Cette première crise est révélatrice : nous voyons Burns tel qu’il sera toujours, avide de bruit, de lumière, de camaraderie, prêt à fuir la torpeur dans l’étourdissement. Il ne trouva que trop de facilités à Irvine, dans cette société de contrebandiers et de matelots qui peuplait les ports de la côte Ouest. C’est peut-être là qu’il faut chercher l’origine de ses habitudes d’intempérance. Mais surtout il y rencontra un homme qui exerça sur lui une grande influence : Richard Brown. C’était une sorte de déclassé que la mort d’un riche protecteur avait laissé sans ressources, avec une instruction et des goûts au-dessus de son rang. Après des aventures et des voyages, il se retrouvait à Irvine, riche seulement d’une expérience plutôt désenchantée et d’une philosophie assez brutale. D’allures dégagées et indépendantes, qui jouaient assez bien le courage, regardant sa propre condition avec un air de supériorité résignée et dédaigneuse, très cavalier en amour, il parut à ce pauvre Burns une façon de héros dont l’attitude pouvait lui servir de modèle.

Quand Burns revient à Lochlea, il n’est plus le même. On dirait qu’il a pris de son ami le marin cette folle insouciance qui se donne au présent et nargue l’avenir. Il y a du défi dans son allure. Durant les mois nostalgiques d’Irvine, quelque chose est mort en lui. Mais ses aspirations sont plus conscientes, son ambition se précise et oriente ses efforts ; il se travaille pour concevoir en littérateur et donner à sa pensée une expression littéraire. Au hasard des lectures, Burns subit le prestige de la gravité oratoire, de la déclamation sentimentale ou du romantisme mélancolique. Thomson, Shenstone et Ossian donnent à son