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avec une certaine Meg, puis avec la fillette de Lizzie, un vendredi qu’il était gris ? Le pauvre homme ! Il accepte cette déchéance comme un rappel de sa misère, et s’y résigne : « Peut-être laisses-Tu cette épine charnelle tourmenter Ton serviteur soir et matin, de crainte qu’il ne devienne exalté et orgueilleux des dons qu’il a reçus. Si c’est ainsi, il faut qu’il supporte Ta main jusqu’à ce que Tu la relèves[1]. »

La satire dépasse ici ceux qu’elle vise et atteint, par-delà les individualités odieuses, l’esprit même dont elles se réclament, non point seulement le puritanisme, cette forme rigide et pauvre de la pensée et de la pratique chrétiennes, mais l’idée même de violence à la nature et de contrainte morale qui est au fond du christianisme. Il ne faut point s’en étonner, car cette révolte qui inspire Burns le rattache à l’un des grands courans de la littérature anglaise, où, dans l’invective exaspérée de Swift, le débordement naturel de Fielding, la fureur provocatrice de Byron, elle apparaît non plus comme l’exception, mais comme la règle du génie. Cette forte race, trop comprimée, semble n’assurer la régularité un peu mécanique de sa vie qu’au prix d’explosions passagères. Elle jette ses laves brûlantes et, calmée, reprend le rythme apaisé de son existence.

Voilà donc les contraintes impatiemment secouées, et libérée la joie de vivre. Burns va la glorifier maintenant et entonner d’une voix forte le chant de provocation où il célèbre la gueuserie des vagabonds sans feu ni lieu, sans foi ni loi, la ribaudaille en liberté, l’ivresse en haillons, l’amour en guenilles, toute la bohème de grands chemins et d’auberges borgnes. C’est l’étonnant poème des Joyeux Mendians[2], qui a déconcerté tant de critiques et dont Carlyle, fort embarrassé lui-même, écrivait : « Peut-être pouvons-nous nous aventurer à dire que le plus poétique de tous ses poèmes est celui qui a été imprimé sous l’humble titre des Joyeux Mendians. A la vérité, le sujet est parmi les plus bas que présente la nature, mais cela montre d’autant plus le don du poète qui a su l’élever dans le domaine de l’art[3]. » La scène est au cabaret de Poosie Nansie. Ils sont là « une joyeuse vingtaine de gueux errans et vagabonds, » un

  1. Holy Willie’s Prayer.
  2. The Jolly Beggars. Centenary Edition, t. II, p. 1 et 291.
  3. Carlyle, Essay on Burns. Cité et traduit par M. Angellier. Robert Burns, t. II, p. 164-5.