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ancien soldat, « en vieux haillons rouges, » assis bien étayé par ses sacs de farine, et son havresac bien en ordre ; une drôlesse saoule qui, couchée dans ses bras, lui « tend sa bouche goulue, comme une écuelle à aumônes ; » un paillasse et une autre luronne « qui avait décroché plus d’une bourse ; » un rétameur, un chanteur de ballades ; ils sont là « à boire leurs haillons superflus. Avec des rasades et des rires, ils s’ébaudissaient et chantaient. » — Chacun chante sa chanson ; tous reprennent les refrains en chœur : « Malgré tout ça et tout ça, et deux fois autant que tout ça, » ou « Sifflez sur le reste. » Et c’est le cynisme de la joie gonflé soudain en hymne de défi, de révolte et de guerre, une Marseillaise de truands : « Une figue pour ceux protégés par la loi ! La liberté est un glorieux banquet ! Les tribunaux furent érigés pour les lâches, les églises bâties pour plaire aux prêtres. »

Ne nous arrêtons pas à cette pitoyable philosophie que le flot du siècle dépose comme une écume corrosive sur l’âme du jeune paysan. Déjà, sous les colères et les bravades, le génie de Burns se caractérisait par la netteté de sa vue et la décision de sa prise. De cette main qui empoigne un morceau de la vie, rien ne filtre entre les doigts : elle garde tous les détails et les plus menus atomes. Nul réalisme n’égale celui-là. Le poète a vu les choses telles quelles, dans leur pittoresque ou dans leur beauté, sans que rien les déforme à ses yeux ni à son cœur. Il les a vues, il les a comprises, il les a aimées. Ce petit monde écossais, ces champs, ces villages, ces villes, Mossgiel, Mauchline, Kilmarnock, les êtres qui les peuplent, bêtes et gens, tout cela se reflète en lui avec une intensité merveilleuse, ou plutôt s’y presse, s’y anime et demande, à la magie de son art une vie plus riche, plus dégagée, plus expressive de toute beauté et de toute poésie. Voici les scènes populaires, les faits quotidiens, les coins de réalité[1]. Burns les a vus avec cette netteté de détail, cette sûreté et cette précision qui, amusées d’elles-mêmes, s’assaisonnent de gaîté pour former le savoureux mélange de l’humour. Familièrement, il en cause avec ses amis, le vieux Lapraik, le jovial Rankine ; il évoque une bonne rencontre, à la foire, à l’auberge :

« Aux courses de Mauchline, à la foire de Mauchline, je

  1. Voyez Address to a Haggis, Scotch Drink, to a Louse, the Holy Fair.