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cherchera à la satisfaire ou à l’étourdir ; il ne pourra vivre que dans une excitation factice, car sa vie, abandonnée à elle-même, tendrait plutôt vers la mort. « Je suis si lâche dans la vie, si fatigué du service que, comme l’Adam de Milton, il n’y a presque pas de moment où je ne souhaite me coucher avec joie dans le giron de ma mère et être en paix. »

Quelle vie, en effet, pour un poète ! Le voilà donc installé fermier, pour son propre compte cette fois. Il est le chef de sa maison ; le seul maître à qui incombent toutes les charges, toutes les responsabilités, tous les soucis. Un poète ! Une ferme ! « L’âme la plus vaste des terres britanniques[1] » devra s’enfermer dans le cercle des petits soucis et y tourner toujours, y épuiser son effort. Passe encore de s’astreindre à un travail et d’y songer pendant qu’on y est. Mais le fermier « doit y songer toujours, le soir en dételant ses bêtes, le dimanche en mettant son habit neuf, compter sur ses doigts ses œufs et sa volaille, penser aux espèces de fumier, trouver le moyen de n’user qu’une paire de souliers et de vendre son foin un son de plus la botte. Il ne réussira point s’il n’a pas la lourdeur patiente d’un manœuvre et la vigilance rusée d’un petit marchand[2]. » Burns sent qu’il n’est pas fait pour réussir. Il se porte de tout son effort hors de son état. « Le cœur de l’homme et la fantaisie du poète sont les deux grandes considérations pour lesquelles je vis. Si des sillons boueux ou de sales fumiers doivent absorber la meilleure partie des fonctions de mon âme immortelle, j’aurais mieux fait d’être tout de suite une corneille ou une pie ; car alors je n’aurais pas eu de plus hautes idées que de briser des mottes de terre et de ramasser des vers. » Avec une telle opinion de son métier, il ne pouvait pas être un fermier très zélé, et nous n’avons pas de peine à en croire le témoignage d’un de ses voisins qui nous assure que l’échec était fatal : « Considérez un peu. À cette époque, une étroite économie était nécessaire pour réaliser un bénéfice de vingt livres par an sur Ellisland. Or, il ne pouvait être question du propre travail de Burns ; il ne labourait, ni ne semait, ni ne moissonnait ; pas, du moins, comme un fermier attaché à sa besogne. En outre, il avait une ribambelle de domestiques qu’il avait ramenés d’Ayrshire. Les filles ne faisaient rien que cuire le pain, et les gars étaient assis près du feu et le mangeaient tout

  1. Carlyle.
  2. Taine, Histoire de la Littérature anglaise, liv. IV, ch. i, § 2.