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boire. Tantôt il faisait ses tournées de l’Excise avec des collègues qui ne connaissaient pas de meilleur réconfort qu’un grog de whisky : tantôt les haltes harassées dans les auberges lui faisaient rechercher une excitation contre les brouillards de l’atmosphère et la brume plus épaisse, plus glaciale encore, de son âme. Que de fois il dut demander la bouilloire, la bouteille et le bol, dans ce décor où nous le fait apercevoir une de ses lettres : « Tandis que je suis assis ici, triste et solitaire, près du feu, dans une petite auberge de campagne, en train de faire sécher mes vêtemens mouillés (mars 1791)… » Le goût de l’ivresse, qu’il avait commencé de contracter à Edimbourg (et peut-être plus tôt encore, une première fois, à Irvine), devient une habitude tyrannique. Triste remède, qui irrite encore le mal et en aggrave les effets. Le poète se plaint de sa santé ; il passe tout un hiver à souffrir : migraines nerveuses, accidens de cheval, bras fracturés, jambes endolories. Était-ce la hâte d’expédier sa besogne, la fièvre de mouvement ou celle de l’alcool, qui le précipitaient ainsi en courses furieuses au bout desquelles il s’abattait exténué avec sa bête et se brisait les membres ? Il semble qu’un vertige emporte cette existence et, comme à tous les momens pareils, Burns se jette tête baissée dans l’amour. Une servante d’auberge de Dumfries devient mère en même temps que Jane Armour, qui, merveilleuse d’héroïsme, nourrit les deux enfans à la même poitrine. Le moment est venu de quitter la ferme, Burns ayant pu résilier un contrat ruineux pour lui. Il passe la fin de l’été seul dans la maison déserte. Et ce fut la tristesse de tout ce qui finit, l’agonie du passé, les ventes qui dispersent les objets familiers et vident les étables, enfin le départ derrière le chariot où s’entasse le pauvre mobilier. Le poète conduisait « vers les mesquines demeures des hommes » sa vie malheureuse et son génie vainqueur du pire destin[1].


Dumfries achève, après quatre années qui l’ont si fortement avancé, le travail de désorganisation commencé par Edimbourg. Voici de nouveau Burns à la ville. La famille s’installe dans trois étroites pièces, au premier étage d’une maison qui donne sur une venelle. Aux beaux espoirs, à la confiance de jadis, ont succédé

  1. C’est dans le volume, The Works of Michael Bruce, edited with memoir by Alex. Grosart, que parut pour la première fois le fameux Tam o’ Shanter que Burns venait d’achever.