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réservé à notre génération de s’attaquer même à cela. Mais que les partisans du néant fassent donc le voyage ; qu’ils montent, un soir d’été, au sommet des vieux temples ; qu’ils écoutent les bonzes psalmodier dans la nuit ! Et ils comprendront que leur besogne est vaine, qu’ils se heurtent au sentiment inconscient de l’humanité tout entière, et qu’il n’est pas plus en leur puissance de la priver de son suprême espoir que de détruire l’amour des mères ou le parfum des fleurs.

Au matin, le soleil se lève gaiement au-dessus de la forêt prochaine. Sur la longue avenue dallée qui mène au temple, c’est un va-et-vient incessant de bonzes chargés de besaces pour aller quêter dans les villages, de coolies portant de l’eau dans des bambous creux, de voyageurs, de pèlerins. Les petits bœufs qui ont amené nos chars errent à l’aventure dans l’enceinte, secouant leurs clochettes de bois. Ils s’arrêtent sous des portiques branlans, au pied de colonnes brisées et, indifférons à ces traces d’un passé mystérieux, paissent paisiblement les fougères et les lianes. De temps à autre, d’une des cases qu’habitent les prêtres, une prière s’élève encore, chantée d’une façon traînante, avec une voix nasillarde. Puis, cela s’arrête brusquement sans qu’on sache pourquoi. Et nous nous sentons loin, effroyablement loin, presque exilés dans ce paysage grandiose et dans cette vie simple que notre présence insolite ne semble point troubler.

La pensée, comme par une hantise, se reporte toujours en arrière. Oh ! savoir quelque chose de ce qui s’est passé là, quelque chose de l’histoire de ces peuples disparus, de ces villes puissantes, aujourd’hui désertes, quelque chose de leur vie et de leur mort ! Mais tout cela est impénétrable. Les légendes sont silencieuses, la tradition est muette. Ces ruines superbes resteront une énigme jusqu’au jour où elles disparaîtront à leur tour, vaincues dans leur lutte inégale contre la nature et le temps

Les larges fossés pleins d’eau qui entourent Angkor-Vat l’ont sauvé de la dévastation en dressant une barrière à l’envahissement de la forêt. Le reste de la ville, perdu sous les grands arbres, ne présente plus qu’un amas de pierres disjointes où il est parfois difficile de reconnaître le plan primitif des monumens. Il y avait cependant des temples immenses, des portes monumentales, des palais somptueux. La végétation a recouvert tout cela. Les arbres ont brisé les colonnes, fondu les