Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/658

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dormir et te reposer ! Reprends ton bâton, chausse tes sandales, secoue la poussière du chemin parcouru, lu dois marcher encore, marcher toujours vers l’insaisissable avenir. Du moins réjouis-toi, si, t’asseyant pour songer sur le bord de la route, tu trouves dans ta vie des souvenirs sans douleur, des heures sans amertume où ta pensée se complaît.

Toute une journée, nous longeons la Crète, dont les montagnes rouges et arides, neigeuses par endroits, se profilent nettement sur le bleu intense du ciel. Et cela me rappelle un coucher de soleil, vu autrefois dans ces parages, qui m’a causé la plus surprenante impression que j’aie éprouvée de ma vie. Nous glissions entre la Crète et la petite île de Gourko, sur une mer plate, sans rides, où notre sillage laissait jusqu’à l’infini de l’horizon une trace brillante et étroite comme celle d’un doigt passé sur du velours de soie. Il faisait un temps tiède et doux, sans une brise, sans un souffle. Les montagnes un peu estompées de brume prenaient des teintes violettes ou mauves à mesure que le jour baissait. L’île de Gourko était grise et rouge, de ce rouge de brique qu’on ne voit qu’en Orient. Et les flots participaient de toutes ces teintes, s’imprégnaient de tous ces reflets, étaient dorés, moirés, nacrés, gorge de pigeon ou roses. Derrière de gros nuages noirs, simulant des monts escarpés, le soleil disparut sanglant. Et soudain nous eûmes illusion de naviguer dans un lac irréel, infiniment calme et beau, environné de montagnes vraies et fausses, celles de Crète imprécises déjà et voilées, les autres nettes, heurtées, superbes, couronnées de glaciers qu’éclairaient les rayons invisibles du soleil. Prestigieux paysage dont le souvenir me hante et que je ne reverrai plus, fait de nuages qui passent, de nuances qui meurent, de feux qui s’éteignent, de rêves évanouis…

À bord, chacun semble inquiet, cherche la solitude, se laisse aller à ses pensées. C’est un beau voyage terminé, une période de la vie qui est close, un songe dont il faudra s’éveiller demain. Le navire résonne du bruit des caisses qu’on remue, des marteaux frappant sur les clous. Ce sont des gens affairés qui prennent des notes sur des calepins, des objets égarés qu’on ne peut retrouver, les derniers bibelots qu’on emballe, et qui plus tard rappelleront le passé. Au moment de s’en séparer, tout vous devient ami, les hommes, les bêtes et les choses. On fait des pèlerinages dans le navire ; on s’accoude une dernière fois aux