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champêtre pour y cacher leurs amours obscures et durables. Elle habite en pensée un coin retiré de l’Angleterre, les M…, dont elle a fait choix pour y vivre dans l’isolement avec son ami, sitôt qu’ils seront libres. « Ceux qui veulent le vrai bonheur sentiront que ce n’est que dans la médiocrité et dans la retraite que sont les plaisirs véritables. C’est de la médiocrité qu’il nous faut. » Mirabeau approuve, et se prépare à se lancer dans le tourbillon. Entre les rêves idylliques de Sophie et les besoins d’intrigue de Mirabeau, le contraste est absolu, et chaque jour ne devait qu’accentuer la divergence.

Le fait est que les circonstances extraordinaires où se sont trouvés les deux amans ont seules retardé un abandon auquel Mirabeau songeait depuis longtemps. C’est dès le séjour à Amsterdam qu’il engage Sophie à rentrer chez son mari. Les arrêter, les séparer violemment, mettre entre eux l’obstacle de la distance, celui des murs de cachots et de couvens, ce fut le moyen dont se servit la destinée pour favoriser ce roman, et le prolonger en une durée factice. Au donjon où Mirabeau est prisonnier, on avait enfermé son amour en même temps que lui, le jour où on lui ouvre les portes de son cachot, il ne se souvient même plus de cette passion dont les cris avaient fait si longtemps bruire l’écho des voûtes. Il oublie d’écrire à celle qui, dans son couvent de Gien, lui reste fidèle. Il manque courriers sur courriers ; par une malechance singulière, ses lettres s’égarent en route, à moins qu’elles ne tombent de sa poche ou encore à moins qu’elles ne restent au fond de l’encrier. Sophie s’étonne, se plaint, cherche à se rassurer, invente à son amant des excuses. Mais le fait est là. Le prolixe, l’intarissable, le redondant, l’intempérant écrivassier est devenu le « silencieux Gabriel. » Mirabeau, silencieux !…


III

Pendant les derniers mois où se traînait et s’alanguissait cette correspondance, Mirabeau en commençait une autre, vive, active, éloquente, entraînante, avec une autre personne, une jeune fille qui était pour lui une « inconnue. » Ces Lettres à Julie sont incomparables pour nous montrer comment Mirabeau vécut dans sa prison, et le rôle qu’il joua vis-à-vis des lieutenans de police, commis, geôliers et porte-clefs. Il fait d’eux ses alliés,