Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/674

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses complices ou ses agens. Ce détenu d’une espèce si particulière s’est institué le protecteur de ceux qui le gardent. Par leur entremise, il entre en relations avec ses codétenus. Or, il y avait au donjon de Vincennes un certain Baudouin, seigneur de Guemadeuc, ancien maître des requêtes et financier véreux, qui, non content de faire banqueroute, était soupçonné d’avoir volé des couverts d’argent à la table du garde des sceaux. « C’est, disait-il sans se déconcerter, qu’on m’avait assuré qu’il y aurait toujours un couvert pour moi. » Ce Baudouin avait eu pour secrétaire le jeune Lafage, « un petit monsieur à la Crébillon fils, » habitué du café de la Régence et à qui ses succès dans le monde de la galanterie avaient fait une réputation spéciale et terriblement inquiétante. Lafage avait pour maîtresse Julie Dauvers, fille d’un chirurgien dentiste qui l’avait été de feue la Dauphine. Il advint que Baudouin parla à Mirabeau de l’intéressant Lafage, et lui vanta les charmes de Julie. Mirabeau s’empresse de se mêler des affaires du trio. Eux aussi, il les protégera ! Il se fait fort d’obtenir pour Baudouin un exil doux, pour Lafage un poste de secrétaire, pour Julie une place de lectrice auprès d’une grande dame. Et, Julie ayant écrit la première, une correspondance s’engage, romanesque et positive, folle et rouée, plaisante et révoltante, entre lui qui n’a jamais vu sa nouvelle protégée et elle qui ne connaît même pas encore le nom de son protecteur inattendu.

Nous n’avons pas les lettres de Julie. Mais avec quelle précision nous voyons son imago se dessiner à travers les lettres que lui adresse Mirabeau ! Et quel contraste elle forme avec la figure ravagée de la sentimentale, sensuelle et souffrante Mme de Monnier ! Ici, rien d’abandonné, rien de spontané : un cœur sec, des sens blasés, une imagination pauvre, une intelligence avisée. L’âme de Julie Dauvers a été façonnée par l’atmosphère de cette petite bourgeoisie qui avoisine la cour, vit les yeux fixés sur elle, tâche de s’en approprier l’air et les manières. Les exemples et les conversations de son entourage lui ont donné très vite une science précoce de la vie, avec peu d’estime pour l’humanité : et sept années d’intimité avec Lafage ont été pour la guérir des illusions de la tendresse. Un seul sentiment continue de veiller en elle : l’ambition. Elle est née fonctionnaire. Elevée en vue d’un emploi de cour, tout ce qu’elle souhaite de Mirabeau, c’est qu’il l’aide à l’obtenir. Ses coquetteries, ses grâces étudiées, ses accès