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— Voyons, cap’taine, vous fâchez pas. On pourrait p’t-être bon s’entendre tout de même. Qu’est-ce que vous nous offrez ?

— Deux cents francs d’avances et dix francs de denier à Dieu.

— Ouais ! Il n’est donc point pour vous, not’gars.

Mais, s’il n’est point pour ce capitaine-là, l’enfant sera pour un autre qui se montrera plus coulant sur les conditions ou qui s’y prendra plus adroitement. Il se tait, tandis que sa mère et le capitaine débattent devant lui les conditions du marché ; mais de ses grands yeux de misère il regarde l’homme à qui il appartiendra peut-être tout à l’heure. Sera-ce pour lui un protecteur ou un bourreau ? Tant de petits mousses sont partis qui ne sont pas revenus, et il court sur ces capitaines banquais des histoires si terribles ! C’est le mousse du Baucis, les os rompus à coups d’épiquois ; c’est le mousse du Dauphin, la figure démolie à coups de corne de brume ; c’est le mousse de la Gabrielle, dont la brève carrière maritime ne fut qu’un long, un atroce martyre. L’enfant avait le mal de mer ; pour l’aguerrir, on le mit au peloton de punition, le piffon (barre de bois pesant quatre kilos) sur l’épaule. On l’y laissait des journées entières ; l’enfant, au moindre roulis, trébuchait, glissait sur le pont, se relevait trempé jusqu’aux os, et, tout grelottant de froid, reprenait sa pénitence. Puis, comme il ne s’aguerrissait pas assez vite, on lui supprima son bonnet et son cache-nez ; on lui releva jusqu’aux coudes les manches de sa veste et de sa chemise et jusqu’aux cuisses son pantalon. Les températures de 25 et 30 degrés au-dessous de zéro ne sont pas rares sur le Banc. Sa peau prenait toutes les couleurs. Il s’y formait des plaies qu’on avivait à coups de pied et de bâton. On le priva de nourriture, et, comme il fut surpris maraudant des miettes de biscuit dans la cambuse, on le déculotta complètement pour lui donner le fouet. Il ne disait rien, ne faisait pas un mouvement ; on « tapait » encore sur lui, qu’il était mort.

Le martyrologe de la pêche à Terre-Neuve n’est que trop riche en pages de ce genre. Et la brutalité, les sévices, la mort même, ne sont rien. S’il est vrai, comme le dit M. Faubournet de Montferrand, commandant la division navale de Terre-Neuve, que les syphilisés soient dans la proportion de 80 pour 100 parmi les mousses terreneuviers, la conscience s’insurge, à la fin ; il ne lui paraît pas possible que les pouvoirs publics, éclairés par une enquête impartiale, continuent à s’enfermer dans leur indifférence