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on fait appel à leurs bons sentimens, qu’on évoque l’image de leurs enfans et de leur femme, répondent avec cynisme : « Qu’ils fassent comme moi ! Qu’ils se débrouillent comme je me suis débrouillé ! » Journellement le commissaire de l’Inscription maritime est assailli de doléances et de lamentations : c’est une mére sans ressources, une femme chargée d’enfans, dont le fils ou le mari n’est pas revenu à la maison depuis qu’il a touché ses avances. Puisque la pêche terreneuvienne est placée sous un régime spécial, pourquoi n’y pas admettre le principe du droit des tiers et ne pas recourir, comme dans la marine de l’État, au système des délégations obligatoires ?…

Les dernières revues sont passées, et l’on dirait que, pris d’un obscur frémissement aux approches de leur migration annuelle, les navires moruyers ont hâte de quitter leurs bassins d’hivernage. Mars va les rendre à la liberté. Les premiers qui s’en vont sont les saint-pierrais ; puis, c’est le tour des goélettes et des trois-mâts métropolitains ; enfin, celui des grands steamers qui transportent à Saint-Pierre le personnel des saleries et les équipages des goélettes coloniales.

Quand j’arrivai à Saint-Malo, les départs étaient commencés. Malgré le vent glacial qui soufflait du nord-est, les saint-pierrais avaient tous appareillé ; une partie des bancquais métropolitains était déjà sur rade, et les autres, remorqués par de diligentes « abeilles, » manœuvraient pour les rejoindre dans le méandre des bassins et des sas. Le Survivor, l’Aralia, le Prosper-Jeanne, l’Étincelle passent ainsi devant moi et vont prendre leur mouillage entre Harbour et Cézembre. Ce ne sont pas les plus beaux navires de la flottille terreneuvienne. Mais leurs coques sont parées et calfatées de frais ; le pont lavé à grande eau ; les doris, la quille en l’air, bien arrimés à bâbord et à tribord ; et l’œil d’un profane reconnaîtrait mal dans ces jolies goélettes matineuses les lourdes barques qui s’abattaient sur rade, par quelque nuit du dernier hiver, la membrure craquante, suant la saumure et le « massacre, » et d’où s’échappaient des spectres aux barbes limoneuses, aux yeux d’acier froid et comme saisis encore dans l’engourdissement du pôle…

— Avec ces bateaux-là, me disait un vieux loup de mer, pas besoin de sémaphores ni de lunette d’approche. Au retour du Banc, quand un moruyer embouque les passes, ou sent son odeur de la Grand’Porte, à un mille de distance…