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un cri sous la lourde botte qui l’écrasait. Le lendemain, je l’aperçus qui rôdait autour du Château-Laffitte. L’œil aux aguets, il semblait attendre. Mais il m’avait reconnu et il fit mine de s’éloigner. Je me détournai, pris de pitié. Le Château-Laffittc avait lâché ses amarres : quand je me retournai, je pus voir mon garnement qui avait saisi un bout de filin lancé du bord par un complice et qui escaladait le bastingage…

Dans le cabinet où le commissaire, tout en achevant sa correspondance, me contait cette significative anecdote, se tenait depuis quelques instans un petit Malouin à figure éveillée, garçon de treize à quatorze ans qui n’avait plus de parens qu’une vieille grand’mère impotente et sans autres ressources que sa pension. Sur les instances de la bonne femme, le commissaire l’avait agréé pour saute-ruisseau. Intelligent, le gamin, déjà nanti de son certificat d’études, pouvait devenir un excellent employé.

Le commissaire venait de le sonner pour l’envoyer porter différens papiers à bord de la Burgundia. Il était cinq heures. « Ce n’est pas la peine que tu reviennes au bureau ce soir, » lui dit le commissaire. L’enfant sourit assez drôlement. Ni mon interlocuteur ni moi ne prîmes garde à ce sourire. Quelques minutes plus tard, du reste, je quittai le commissariat. — « N’oubliez pas d’aller faire un tour à la foire Sainte-Ouine, » m’avait dit sur le seuil mon aimable interlocuteur. Cette foire célèbre, qui est l’assemblée véritable des Terreneuvas, se tient le long des remparts sur les quais Saint-Louis et Saint-Vincent. Elle est ouverte depuis trois semaines, et rien ne la distinguerait au premier abord des foires du même genre, n’étaient les éventaires des marchands ambulans, qui lui donnent un cachet particulier : cocardes, pompons, aigrettes, flots de rubans, bouquets de fleurs en papier, houppes de plumes multicolores, et jusqu’à des singes en chenille et des moulins à vent montés sur épingles, il y a là de quoi faire le bonheur de toutes les tribus sauvages de l’Afrique. Et, à voir comme les Terreneuvas mettent à sac ces éventaires, se piquent un peu partout sur le corps ces laissés pour compte de la bimbeloterie parisienne, on songe bien en effet aux enfances d’une race primitive et figée dans son développement. Harnachés comme des griots dahoméens, des mousses à leur premier voyage fument de grosses pipes en noyer verni achetées dans les « bazars à treize. » De groupe en groupe on s’interpelle, on