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le personnel féminin, dans chaque auberge, a été renforcé de recrues nouvelles, barmaids ou professionnelles de la galanterie, dont les manches et le tablier ne sont qu’une livrée d’occasion : quand leur poste n’est pas dans l’arrière-boutique, il est sur le seuil pour y racoler les errans du pavé. De fait, l’auberge tentatrice, pleine de chants, de danses, de cris, de rires et de rixes, ne cesse d’engloutir les bandes vagabondes qui passent à sa portée[1]… Il pleut toujours, désespérément. Une boue fétide noie la chaussée, et l’on entend la mer, derrière les remparts, qui roule lourdement dans la nuit. Lointaine encore, sa rumeur, à mesure que le flot gagne, s’enfle et remplit peu à peu tout l’espace. Déjà les courlis donnent des signes d’inquiétude : chassés des vasières de l’avant-port, leur aigre caravane fait retraite vers la Rance. Le môle des Noires est franchi. Encore une heure ou deux et la marée entrera dans les sas, moussera sur l’eau morte des bassins, tendra la Burgundia sur ses chaînes, l’étrave haute, ses fourneaux allumés, prête pour le suprême appareillage…

Et voici que, sans attendre le premier sourire de l’aube, dès cinq heures du matin, les Terreneuvas ont quitté leurs gîtes de hasard et « mis le cap » sur le quai de Trichet. Abrutis par une nuit d’insomnie, la lèvre amère, les paupières bouffies, d’aucuns flageolent sur leurs jambes, butent contre les réverbères, s’épanchent au coin des bornes. Mais la plupart, qu’un somme d’une demi-heure a suffi pour remettre d’aplomb, font bonne contenance au bras de leurs femmes et se ressentent à peine des excès de la veille. Beaucoup enfin, que leur capitaine avait pris soin d’héberger sous le même toit, sont déjà formés en équipages. Leurs sacs sur le dos, en bon ordre, ils descendent vers les bassins. Ceux-là sont les sages, les malins, ceux dont on dit à bord qu’ils ne s’embarqueront jamais sans biscuit. De fait, j’en vois qui s’arrêtent en chemin devant les épiceries pour y faire leurs dernières provisions. Le mousse ferme la marche. Il tient en laisse un

  1. Soyons franc : j’ai visité aussi des hôtelleries sérieuses où les filles publiques n’avaient point accès, où des capitaines prévoyans et scrupuleux assuraient à leurs hommes un coucher confortable pour la nuit. On les aurait souhaitées plus nombreuses. L’état de choses dont nous nous plaignons ne date pas d’hier, d’ailleurs. Dans une lettre à Colbert, en date du 20 avril 1675, Mgr de Guimadeuc, évêque de Saint-Malo, manifestait son inquiétude au sujet des « 2 000 matelots et gens de marine prêts à s’embarquer, qui, s’estant eschauffés de vin, seroient plus à craindre avant leur départ qu’en aucun autre temps de l’année. »