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petit rocquet à poil fauve qui grandira sur le Banc et deviendra le chien du bord, à moins qu’on ne l’échange là-bas contre un de ces terre-neuve du littoral, inférieurs comme taille à ceux de la montagne, mais supérieurs comme chiens d’eau, nageurs et plongeurs incomparables, dont l’équipage, au retour, trouvera un bon prix de quelque amateur… La flamme des réverbères commence à vaciller ; des ouates blêmes flottent au levant, se nouent, se déchirent, font nappe sur le ciel. Dans ce crépuscule blafard, la Burgundia, portée par l’étalé et dominant le quai de toute la hauteur de sa coque, découpe une silhouette monstrueuse de bête marine, d’orque ou de cachalot apocalyptique. Le pont, l’entre-pont, les coursives sont noirs de passagers penchés sur les bastingages, accrochés aux haubans, juchés même sur le toit des étables en planches construites pour les quelques vaches étiques qui serviront à l’ordinaire du bord. Une échelle verticale, décorée du nom de passerelle, relie le quai à la coupée. Deux gendarmes maritimes se tiennent en permanence au pied de l’échelle et ne laissent monter les hommes que sur livraison de leur carte d’embarquement. Le steamer paraît déjà plein à déborder, et pourtant il arrive continuellement de nouveaux passagers qui, après une dernière accolade, une dernière étreinte brusque à leurs femmes et à leurs enfans, escaladent la passerelle et vont se perdre dans les profondeurs de la Burgundia. Certains sont dans un tel état d’ébriété qu’il faut les hisser à bord. D’autres, stupides, comme assommés ou frappés d’hémiplégie, ne retrouvent plus leurs cartes, ne savent même plus leur nom. Quelques-uns bouffonnent, par habitude ou pour donner le change à leur angoisse. Un éclat de rire secoue la foule en voyant un pelletas monter gravement l’échelle affublé d’un haut-deforme, d’une queue-de-pie et d’un parapluie disloqué. On se croirait aux parades de la foire ; mais c’est à bord que se joue la vraie pièce. Vaille que vaille, avec un plancher volant en bois brut, on a divisé la cale en deux dortoirs superposés et reliés par une échelle de meunier. Gare aux faux pas en descendant ! Les panneaux sont fermés et il ne tombe de clarté que par les lentilles des hublots. Mais où poser le pied ? Tout le plancher, aux deux étages de la cale, disparaît littéralement sous les coffres et les paillots, coffres de tous les gabarits, paillots de toutes les nuances, bleus, rouges, verts, à carreaux et à fleurs, chaque passager s’ingéniant à choisir une combinaison qui lui soit