Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/171

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

servé pour les aiguilles, le fil, les clous, le marteau, la provision de basane et de tabac à chiquer. « Et puis, voilà mon chapelet, dit l’homme. Ça fait plaisir à dévider de temps à autre. » Qui a vu l’intérieur d’un coffre de Terreneuvas peut se priver d’en voir d’autres : si le gabarit diffère, tous, au revers du couvercle, sont décorés des mêmes images de sainteté ; quelquefois d’un rameau de laurier ou d’un brin de buis bénit du dernier dimanche des Rameaux glissé dans l’entre-deux. La dévotion de ces hommes passe toute imagination, et c’est vraiment pour eux que la foi est un réconfort sans égal : pas un capitaine terreneuvier ne voudrait prendre la mer sans avoir à son bord une statue de la Vierge. Lors de la catastrophe du Vaillant, parmi les huit hommes qui furent recueillis sur les Bancs après dix longs jours du plus épouvantable martyre, il y en avait un qui déclara être resté tout le temps en oraison ; les autres dirent avoir récité leur chapelet jusqu’à cinq et six fois par jour : ils le récitaient sur leurs doigts, faute de rosaire. Ce matin encore, dans les cales de la Burgundia, comme avant-hier dans les cales du Château-Laffitte, une grande lithographie en couleur de la Vierge et de l’Enfant-Jésus a été suspendue par une main anonyme qui n’est ni celle du capitaine, ni celle d’aucun des hommes de l’équipage. Il en est ainsi, paraît-il, à tous les Grands Départs. D’où qu’elle vienne, l’icône mystérieuse jouit d’une grande considération près des passagers qui la tiennent pour une manière de talisman.

— C’est peut-être bien elle, me dit un pêcheur, qui nous a déhalés du « pot au noir, » l’année dernière, sur la Jeanne-Conseil où nous étions 779 passagers… Vous savez l’histoire… L’arbre de couche qui casse… Le navire qui f… le camp en dérive pendant huit jours… Heureusement qu’on avait avec nous « la Dame et son petit. » Faut dire aussi qu’on ne cessait pas de les prier matin et soir. Pour lors donc, le neuvième jour, ils nous envoyèrent un Anglais qui nous donna la « remoque » jusqu’à Fayol, aux cinq cents diables dans le Sudoit, où l’Isly et le d’Assas vinrent nous chercher la semaine suivante. C’est pas des inventions que je vous conte là : vous n’avez qu’à demander à Pierre Le Duff et à Jean-Louis Person, qui étaient avec moi sur la Jeanne-Conseil. Hé ! Le Duff…

Mais l’interpellé n’a pas eu le temps de répondre, qu’un rauque hululement déchire l’air au-dessus de nos têtes, dresse les passagers sur leurs jarrets et va retentir comme un glas au cœur