Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que de simples « récalcitrans. » Ceux-là n’ont pas mis la mer entre la justice et eux. On sait généralement où ils se terrent, et le tarif des gratifications accordées aux gendarmes maritimes chargés de leur arrestation est gradué en conséquence : trois francs pour le récalcitrant arrêté en ville ; six francs pour le récalcitrant arrêté hors ville ; vingt-cinq francs, quand l’homme est resté absent de son bord plus de trois fois vingt-quatre heures.

— C’est une sorte de monomanie, me disait le commissaire ; il y a des pêcheurs qui ont pour principe de ne se rendre à bord qu’entre deux gendarmes. Remarquez, en effet, que le nombre des récalcitrans ne varie guère d’année en année ; il oscille toujours entre 180 et 200.

Beaucoup de ces récalcitrans sont des faibles d’esprit. Tel ce brave pelletas qui accoste le gendarme de marine, tire sa casquette et demande poliment : « Monsieur le gendarme, voulez-vous me dire où est mon bateau ? — Quel bateau ? » L’homme esquisse un geste vague : il ne sait pas. « Ah ! ça, dit le gendarme, tu n’as donc pas touché tes avances ? — Pardon, monsieur le gendarme. — Quel jour ? — Je ne me rappelle plus. — Mais tu connais le nom de ton capitaine ? » Il l’avait oublié aussi… D’autres oublient qu’ils sont engagés, ce qui peut paraître plus extraordinaire encore. L’an passé, le jour de l’appareillage de l’Alliance, un pelletas manquait à l’appel. Le navire était mouillé sur rade, quand on vint prévenir le capitaine qu’un canot accostait avec deux gendarmes et un particulier en souliers vernis, cravate blanche, redingote et chapeau melon tout flambant neuf. Le capitaine, intrigué, monte sur le pont et reconnaît dans le nouveau venu son « manquant, » un certain Joseph Tassel, inscrit maritime du quartier de Dinan, que la maréchaussée avait happé à la sortie de l’église où il venait de se marier le matin même. Celui-là, si d’aventure l’amnésie générale l’a épargné, se rappellera tout au moins sa première nuit de noces.

La sirène lance son deuxième appel réglementaire : ordre est donné d’enlever la passerelle. Trois ou quatre retardataires se précipitent et, quand la passerelle est enlevée, il en arrive encore deux qui se butent contre la haute muraille du steamer. On leur jette un bout de filin. La sirène pousse un dernier huhulement. Cette fois, c’est fini. Doucement, ses amarres lâchées, la Burgundia s’éloigne du quai de Trichet. Elle se déplace en profondeur, parallèlement au quai. Les yeux de la foule restent