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III

A l’improviste, la foudre éclata sur ce bonheur familial et le détruisit, en frappant le chef de la maison, le vieux marquis des Marches et de Cursinge. Il mourut au commencement de 1790. Deux ans plus tard, au mois de mai 1792, la mort, de nouveau, entra au château des Marches ; elle faucha, cette fois, une belle fleur de jeunesse, la cadette des filles du défunt, Césarine-Lucie, alors âgée de dix-huit ans. De son trépas date, à coup sûr, la transformation morale de ses sœurs, Adèle et Aurore.

En les privant des conseils et des exemples qui leur étaient encore nécessaires pour se diriger, la disparition de leur père avait eu pour effet d’accroître l’isolement en lequel elles vivaient depuis le mariage de l’aînée, si vite suivi de deux grossesses. La mort de Césarine-Lucie assombrit plus encore cet isolement, rendit plus exclusive et plus vive leur tendresse réciproque, les accoutuma à ne compter que sur elles-mêmes, à s’inspirer uniquement l’une de l’autre dans toutes leurs actions, à n’attacher de prix qu’à ce qu’elles sentaient, concevaient et décidaient ensemble.

Adèle étant mariée, peut-être s’étonnera-t-on qu’elle n’ait pas alors subi plus volontiers l’influence de son mari que celle d’Aurore ; que son désir de plaire au père de ses enfans n’ait pas amoindri son désir de plaire à sa sœur et qu’elle ait eu surtout le souci de demeurer toujours en bon accord avec elle. Mais, en ces heures de troubles et d’inquiétudes, à la veille d’une guerre que les événemens concouraient à rendre inévitable, le comte de Bellegarde, lieutenant-colonel dans l’armée sarde, accablé de préoccupations et de responsabilités, était obligé à des absences fréquentes et longues, auxquelles sa femme s’accoutumait d’autant mieux que ses radieux vingt ans la disposaient à voir dans son mari, qui en comptait alors quarante, plus encore un maître qu’un amant. Les convenances les avaient unis, non l’amour, et peut-être la jeune femme en se rappelant les circonstances de son mariage, était-elle tentée de croire qu’on avait profité de sa jeunesse pour lui imposer un choix contre lequel, avec une plus grande connaissance de la vie et des choses du cœur, elle eût protesté.

Ceci n’est qu’une hypothèse ; mais, ce qui la rend