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l’enfance. Et ce paysage si pénétré de sens revient étrangement cette nuit, au milieu de ce voyage d’Extrême-Orient, comme un rêve qui reparaît de loin en loin et que l’on prendrait pour un signe. Dans la demi-griserie de l’insomnie, à cette heure insolite qui ne semble pas appartenir au temps, le passé ne se distingue pas de l’actuel ; tous les lieux et tous les momens se confondent où j’ai retrouvé ce paysage : l’étendue primitive, aveugle, informe, infirme ; le monde de la nuit, du limon, de l’eau salée, du silence…

Un choc sonore, puis deux, trois, quatre coups de cloche qui piquent l’heure à l’avant, — et je me rappelle que d’autres sont avec nous sur ce bateau, qu’il y a des heures, qu’elles passent, et que la nuit va reprendre.

Je quitte cette dunette solitaire, réservée aux passagers européens, je m’achemine vers l’avant, et tout d’un coup, au fond d’une large ouverture béante qui, les panneaux retirés, découvre l’entrepont de l’arrière jusqu’aux machines, toute l’humanité d’Asie m’apparaît, impuissante, gisante, mêlée dans le sommeil, Des fanaux espacés oscillent, projettent dans cette profondeur des ombres bougeantes. Sous ce funèbre éclairage, une confusion blanche : blancheur des voiles, des turbans bengalis, d’où sortent avec des taches multicolores, avec des points lumineux de cuivres, des paquets de chair sombre, des emmêlemens de membres lisses. Cargaison de chair hindoue. Je reconnais les longues jambes arides de coudras, leur peau noire, sèche comme une cendre, tannée par la poussière et les ardeurs du Dekkan. Je reconnais leurs crânes rasés et sombres, leur expression accablée jusque dans le sommeil, accablée par la pesée séculaire sur ces castes sans nom de tout le système social de l’Inde, — hébétée par la religion effroyable et maniaque, par le dénuement héréditaire et sans espoir, par la perpétuelle menace de la famine immédiate et du choléra. Beaucoup dorment accroupis, le menton sur les genoux, nus et troussés comme des corps d’animaux, appuyés les uns aux autres, et tous chancellent ensemble, d’un seul mouvement, quand le bateau roule un peu. Plus loin, dans cette masse humaine, des faces glabres, des torses jaunes, des queues enroulées sur des crânes disent les groupes chinois. Il y a des Birmans en soie rose, les traits mongols aussi, mais la face plus délicate et mince ; — des Japonaises au masque artificiel, émaillé, aux