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à peine du monastère, de l’autre côté de la route qui s’anime en ce moment d’hommes nus, de femmes, — paquets vivans de pourpre, — et je n’ai qu’à les suivre pour arriver au temple. Un tout petit temple pour les pauvres Tamils immigrés, mais bâti sur le plan des grandes pagodes. Voici son pylône où s’accumulent les corps de dieux et de bêtes, en rangs mêlés qui s’écrasent, architecture opprimée malgré sa forme générale de pyramide, — non levée, sans jet de lignes directrices, où l’on sent avant tout la masse, le poids, le nombre confus, et qui ne monte qu’en rampant.

Battent les tam-tams, de plus en plus vite, de plus en plus fort comme pour une danse nègre qui s’affole et tourne au vertige. Et grince la conque en sonorités noires, en lignes zigzaguantes et déchirées. On nous défend d’entrer, mais devant nous des chambres s’enfoncent, de plus en plus obscures, et les hommes nus, les femmes empaquetées de pourpre passent sous le pylône, pénètrent dans la pénombre close, chacun tirant une cloche au passage, sans s’arrêter, — pour attirer l’attention du dieu. Et chacun, tout de suite absorbé, isolé, dirait-on, et ne voyant plus les autres, comme saisi par une influence de folie qui règne là, comme soudain jeté dans un rêve, commence le manège des exercices religieux. L’un tourne en cercles, autour d’un pilier, à pas monotones, les paupières fermées, comme endormi, mais les lèvres murmurantes. Des femmes, un vase de cuivre sous le bras, courent d’un lingam à l’autre, les aspergent d’eau, d’un geste pressé, de côté, sans regard dans les prunelles, sans pauser devant aucun. D’autres en couronnent les noirs cylindres de guirlandes, jettent par terre des fleurs jaunes. Des vieilles se prosternent en passant devant le sanctuaire et, tout de suite relevées, continuent leur ronde. Les yeux s’enfièvrent, fixes dans la précipitation des gestes. Chacun semble compter en dedans, très vite, avec une espèce d’attention démente, mené par l’obsédante idée de ne pas manquer un seul des mantras ou des rites indispensables. On voit dans les asiles ces expressions intenses et préoccupées, cette application des fous au minutieux détail des tâches qu’ils s’inventent.

Tout au fond, c’est le mystère de la dernière chambre, celle du dieu, où le peuple n’entre pas. Pures ténèbres où, dans un reliquaire de flammes, apparaît l’idole, la Kali noire, entortillée d’étoffes, une sorte de cache-nez au cou, les yeux blancs, les bras