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de chair et figures de granit frémissent ensemble de ce bruissement ; tout vacille comme dans une vapeur mouvante ; le contour solide des choses semble fondre : la réalité s’est muée en vision, en fantôme…

Minutes étranges où j’entrevois le secret de tous les vieux mystères qui, de l’Asie religieuse, sont venus fasciner notre Occident. Voilà, sans doute, l’indicible sensation qu’en Grèce, les initiés demandaient aux fêtes d’Eleusis et par laquelle Rome s’éprit des cultes d’Orient. Cette hypnose, l’Inde, si nerveuse, n’a pas cessé de la chercher dans ses temples. De tout temps, par cent disciplines du corps et de l’esprit, ses brahmes, ses yoghis ont tâché à se la procurer, à la prolonger, à la fixer en eux. C’est elle qu’ils ont appelée bonheur, sagesse, vérité, connaissance, affranchissement. Car, pour qui la subit, — et chez l’Hindou, le moi trop prompt à se défaire ne sait pas y résister, — les limites qui l’enfermaient dans sa propre personne se brouillent et s’effacent. L’homme ne se perçoit plus comme un individu, c’est-à-dire comme un tout à part et distinct. Il touche au terme idéal : il « cesse d’être séparé. » En même temps que lui s’est dissous tout ce qui l’entourait. Rien ne reste qu’un vide sublime où tout se réunit et se confond. Alors le brahme croit être sorti de l’illusion ; il rentre dans ce qui n’a point de qualités, dans ce qui est, dans l’éternel. Alors, véritablement, regardant son frère, il peut lui dire : « Je suis toi-même, » et tous ensemble peuvent murmurer : « Je suis Brahma. » Seule fin désirable, selon l’Inde, et que toute existence doit s’efforcer non pas d’entrevoir pour quelques secondes, mais d’atteindre définitivement pour s’évanouir tout à fait dans l’ineffable et ne jamais plus se reformer.

Les gongs battaient toujours, et les trompes mugissaient de temps en temps. La lampe décrivait encore des cercles au fond du naos noir. Un incident nous a réveillé : quelques moines d’en face, attirés par ces musiques, avaient traversé la route. Vaguement, je voyais l’orange de leurs draperies qui se rapprochait de moi. Ils s’accroupirent sous le pylône, et se mirent à regarder avec une curiosité indolente et douce. Un brahme les a vus, a bondi comme un diable du fond du sanctuaire, et les a chassés d’un geste frénétique.


ANDRE CHEVRILLON.