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doute, cette langue nouvelle l’inquiète ; sans doute, elle n’aime guère l’éloge du Premier Consul, que contient la préface, le « fanatisme » chrétien, les « capucinades » du Père Aubry, et ce vœu imprudent de virginité, cause de la mort d’Atala. Mais elle admire la beauté des tableaux de la nature, la peinture des orages de la passion, l’éloquence de certaines pensées, qui se gravent si profondément dans son âme, que, plusieurs années après, elle en orne ses propres écrits[1].

Chateaubriand devient l’hôte assidu de Mme de Staël. Il comprend tout le parti qu’il peut tirer de l’heureux incident qui l’a mis en relations avec cette femme extraordinaire. Il se laisse inviter à dîner. Mme de Staël écrit à Fauriel : « J’ai arrangé pour vous un dîner avec M. de Chateaubriand le 9, je vous le dis d’avance[2]. Car vous pourriez être invité… » Il devient si assidu chez Mme de Staël que Fauriel en prend ombrage, et que Mme de Staël le rassure : « Pourquoi donc ne vous vois-je plus, mon cher Fauriel ? Est-ce le grand h. (sic) qui vous éloigne de chez-moi ? Vous devez pourtant savoir que je vous trouve dix fois plus d’esprit qu’à lui, mais il me soigne et vous me négligez. Je laisse ma vie de société à qui la poursuit. Venez dîner avec moi aujourd’hui. Je continuerai cette querelle. »


Fauriel part en voyage pour le midi de la France. Mme de Staël continue à voir « beaucoup » Chateaubriand en son absence ; elle écrit de Coppet, le 17 prairial, à Fauriel : «… J’ai beaucoup vu l’auteur d’Atala depuis votre départ ; c’est certainement un homme d’un talent distingué. Je le crois encore plus sombre que sensible ; mais il suffit de n’être pas heureux, de n’être pas satisfait de la vie pour concevoir des idées d’une plus haute nature et qui plaisent aux âmes tendres. » Elle écrit à Mme Récamier le 9 septembre : « Avez-vous revu l’auteur d’Atala ? » Chateaubriand a conquis Mme de Staël.

Chateaubriand est inquiet, malheureux ; même après le grand succès d’Atala, il est maintenu sur la liste des émigrés, et il compte sur Mme de Staël pour l’aider à obtenir sa radiation.

  1. Ainsi ces mots du Père Aubry, qu’elle cite dans son essai sur le Caractère de M. Necker et sa vie privée : « Il y a, dit un écrivain d’un talent remarquable, il y a toujours quelques points par où deux cœurs ne se touchent pas, et ces ' points suffisent à la longue pour rendre la vie insupportable. »
  2. Sans doute le 9 floréal an IX. (Bibl. De l’Institut, legs Mohl.)