Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/729

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il m’avait faite. Je m’étais dit, tout en lisant vos vers pleins d’âme, de pureté et de simplicité, que je voulais répondre au désir que vous m’exprimiez si discrètement, en parler, essayer de marquer les différences que j’entresaisissais dans ces deux voix chantant à l’unisson avec tant de candeur. Ne l’ayant pas fait, un tort s’est ajouté à un autre, et je devenais comme un homme honteux qui passe de l’autre côté de la rue s’il rencontre un ami à qui il a manqué. Une bonne pensée me force enfin à vous éclaircir tout cela. J’ai depuis plusieurs mois remis à Marmier votre volume et il s’était chargé d’en écrire ; il a voyagé depuis, mais, à son retour, qui est prochain, je lui en reparlerai. Le genre d’excuses que je vous fais, monsieur, vous dit presque la vie qu’on mène ici, celle à laquelle je suis assujetti, surtout, et combien différente elle est de ces loisirs poétiques et purs, en vue du ciel vaste et de l’horizon aéré, que vous goûtez sur vos montagnes. Quand les verrai-je, selon votre aimable désir, selon le mien assurément ? Quand parcourrai-je avec vous les alentours de votre ville, vous me nommant les sommets qu’on découvre et me faisant le dénombrement de cette belle armée de géans qui est la vôtre ? J’ai avidement désiré les voyages, j’ai laissé passer le temps où ils m’étaient plus faciles par l’absence de tous liens, et maintenant le désir s’est usé, s’est flétri lui-même ; il existe certes encore, mais comme quelque chose qui a peu d’espérance. Depuis plusieurs années j’ai à peine quitté Paris pour une quinzaine en automne ; j’ai pris, cette année, ma quinzaine d’avance, il y a deux mois, et me voilà rattaché au joug jusqu’après le printemps et l’été peut-être. Des travaux commencés pour une Histoire littéraire de Port-Royal, d’autres travaux (d’une des commissions historiques de M. Guizot) qui sont presque un devoir officiel, me commandent, sans compter le casuel du métier ; car la littérature, hélas ! en est un. Je tache à travers ces assujettissemens de sauver quelques coins pour la poésie, de lui faire quelque plate-bande à un endroit inaperçu et abrité ; mais que cela est loin de l’allure libre et voyageuse qu’on apporte d’abord dans le monde avant son premier livre, quand on marche au vent du matin sous la brise des premières collines !

« Adieu, monsieur, gardez-moi un peu de cette bonne amitié qui date déjà de 1828, si je ne me trompe[1], et qui devient

  1. Sainte-Beuve se trompait : leur amitié, comme je viens de le dire, datait du printemps de 1830.