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les suivons dans leur difficile escalade, sur le massif d’or où s’appuie la statue d’or, à travers cent étoiles ardentes, dans le suif ruisselant, avec de grandes précautions pour ne pas glisser et nous brûler, — nous les suivons dans l’éclat des lumières réverbérées par le métal, jusqu’à poser enfin, comme eux tous, qui ne s’occupent pas de nous, qui ne nous voient pas, jusqu’à poser la main sur l’épaule trois fois sainte dont l’attouchement efface les péchés et guérit la pauvre chair.

Pour quitter ce lieu, il fallait fendre la foule, et dans l’étroite galerie, entre les piliers, le flot humain se poussait, plus épais encore que tout à l’heure. Coudoyés, serrés, demi-portés, nous suffoquions un peu dans cette cohue. Nous sentions l’effroi et le dégoût de toutes ces faces lamentables qui frôlaient la nôtre. Mais, dans cet étouffement, une chose attirait encore notre regard et le fixait : la teinte étrange des visages, l’aspect atone et blanc de la peau macérée à l’ombre des sanctuaires dans l’air clos et bleui d’encens. Notre œil habitué déjà au bronze et au buis des complexions asiatiques s’étonnait de ce blanc flétri, presque mort. Le teint de nos religieuses, dans certains ordres, s’affadit de la même façon sous les linges de la coiffe. Mais ici la blancheur était plus intense, et, parfois, comme veloutée, à la façon des plaques de moisissure qui tachent les surfaces humides, et je savais alors que j’étais devant l’épouvantable lèpre. Nous étions enfermés dans une masse écœurante de bonzines ; elles avançaient avec lenteur, d’un seul mouvement. Comment rendre l’obsession dans cette pénombre et cette rumeur de foule, dans l’étourdissement de tout ce que nous venions de respirer et de voir, — comment dire la hantise de ces faces exsangues, décrépites, dont le crâne rigoureusement rasé vous montre la mort, et le marmottement édenté de ces vieilles bouches, et ces corps branlans, et ces mains osseuses qui tremblent à serrer contre les poitrines les bols d’offrandes, pour que dans cette presse, l’eau, le riz, les fleurs ne versent pas ?

Enfin, une poussée nous fit franchir une colonnade ; j’ai revu le plein air, et j’étais devant un étang, sur une margelle où bruissait l’agitation sénile de la foule. L’eau était croupie, et dans cette eau, les vieilles lançaient à poignées le riz de leurs sébiles. De petites gueules noires venaient le happer doucement à la surface, et, tout près du bord, on distinguait de sombres ovales qui glissaient entre les marbrures des mousses, dans la