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faire, les idées sont appliquées à faux, les choses et les hommes sont mal jugés, vus de travers, maniés à contresens. L’éducation produit ainsi des têtes mal faites. Le jeune homme, après avoir beaucoup appris et beaucoup lu, entre dans le monde comme un enfant perdu, tantôt sottement inquiet, tantôt follement présomptueux. Il a la tête pleine d’idées qu’il s’efforce d’appliquer, mais qu’il applique presque toujours maladroitement. C’est une opération qui revient à mettre la conséquence devant le principe. L’éducateur, au lieu de développer d’abord chez l’élève la faculté de connaître et de juger, n’est occupé qu’à lui encombrer l’esprit d’idées toutes faites et qui lui sont étrangères ; et il faut ensuite qu’une longue expérience vienne rectifier les jugemens provenant d’une fausse application des idées. Cela réussit rarement, et de là vient qu’il y a si peu de savans doués de ce bon sens naturel qui abonde chez les non-savans[1]. »

Arthur Schopenhauer, tout en jouissant de ses jeunes expériences et de ce premier regard qu’il lui était donné de jeter sur le monde, commençait à manifester du goût pour les études savantes. Il aimait à lire les poètes ; il s’appliquait au latin, autant que le lui permettait le peu de temps que le programme de l’école consacrait à cette langue. Ses maîtres le déclaraient unanimement fait pour la carrière des lettres. Henri Schopenhauer, le père, d’abord étonné, puis contrarié, n’aurait peut-être pas résisté au désir de son fils, « si, dans son esprit, l’idée de la vie littéraire n’avait été indissolublement unie à celle de pauvreté[2]. » Il songea d’abord à lui acheter un canonicat, et, comme la négociation traînait, il lui laissa l’alternative ou d’entrer immédiatement au gymnase, ou de faire avec ses parens un long voyage à travers l’Europe, après lequel il retournerait au comptoir. « On me prit par la ruse, dit Arthur Schopenhauer ; on savait que je ne demandais qu’à voir du pays. » On fit briller devant son imagination « les royaumes de ce monde ; » il se laissa tenter ; et, au mois de mai 1803, il prit avec ses parens la route d’Amsterdam, où l’on devait s’embarquer pour Londres.

Nous avons sur ce voyage trois sources de renseignemens : d’abord les Souvenirs de la mère, écrits sur le ton du roman, et

  1. Parerga und Paralipomena, chap. XXVIII.
  2. Vitæ curriculum : Notice autobiographique qu’Arthur Schopenhauer remit a la Faculté philosophique de l’Université de Berlin, le 31 décembre 1819, lorsqu’il demanda l’autorisation d’enseigner.