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Ailleurs, la vue d’un beau paysage, dont sa mère ferait volontiers le cadre d’une idylle, lui est gâtée par quelques pauvres masures qui bordent la route et où végètent des êtres rabougris. A Toulon, il visite le bagne, et il écrit : « C’est une chose terrible de se dire que la vie de ces misérables esclaves est sans aucune joie, et, chez ceux dont les souffrances ne finiront même pas après vingt-cinq ans de détention, sans aucun espoir. Que peuvent éprouver ces malheureux, attachés à un banc dont la mort seule les séparera ? » A Lyon, il trouve encore les traces de la Révolution. « Cette grande et magnifique ville a été le théâtre d’horribles exploits. Il n’est presque pas une famille qui n’ait perdu quelques-uns de ses membres ou même son chef ; et les survivans se promènent maintenant sur cette même place où leurs parens et leurs amis ont été mitraillés en masse. Croirait-on qu’ils peuvent vous raconter de sang-froid l’exécution des leurs ? On ne comprend pas que le temps efface si vite les impressions les plus vives et les plus terribles[1]. »

A Berlin, au mois de septembre, les voyageurs se séparent encore une fois. Le père prend le chemin de Hambourg. Arthur se rend, avec sa mère, à Dantzig, où il doit recevoir la confirmation protestante. Dans les lettres que Henri Schopenhauer écrit à son fils à Dantzig, il lui recommande d’avoir de l’ordre dans ses affaires grandes et petites, dans son habillement, dans son linge de corps, dans son mobilier, dans ses papiers, de s’appliquer à la correspondance française et anglaise, de soigner son écriture, « les lettres d’un négociant étant faites pour être lues, » d’être affable et prévenant dans ses rapports journaliers, enfin de se tenir, toujours droit, même en mangeant et en écrivant : « Un homme qui fait le gros des devant une table ou un bureau ressemble à un savetier déguisé. » Qu’il engage même ses amis à lui donner une tape, toutes les fois qu’il se tiendra mal ! « Tel fils de prince a eu recours à ce moyen, et a préféré une humiliation passagère à la honte de passer pour un lourdaud toute sa vie. » Ainsi cette éducation, qui avait pour but de faire du fils un négociant gentilhomme comme l’était le père, se continuait à distance. Au mois de décembre, Arthur Schopenhauer quitta Dantzig pour n’y plus revenir, et, au commencement de l’année suivante, fidèle à sa promesse, il entra dans la grande maison du

  1. Tagebuch, extraits dans Gwinner, ouvrage cité.