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de la France, les uns trop vieux, déjà usés, mécontens, arrachés malgré eux aux dépôts de l’intérieur où ils n’aspiraient qu’à se reposer ; les autres au contraire trop jeunes, sans aucune instruction militaire, pris par anticipation dans la classe de 1808. Entre eux nulle cohésion, nulle solidité, nulle habitude de servir et de se battre ensemble. Ils ne se sentaient pas les coudes et leur chef ne les sentait pas dans sa main, pour emprunter au langage des troupiers deux expressions un peu vulgaires, mais singulièrement pittoresques. « Un corps sans âme, une vraie pétaudière, » disait le général Belliard. Ce fut le malheur de Dupont. Dans ses campagnes antérieures, il avait commandé des soldats admirables, habitués à vaincre, pleins de confiance en eux-mêmes et capables de toutes les audaces. A leur tête, en deux occasions mémorables, il avait attaqué et battu un ennemi cinq fois supérieur en nombre dans les conditions les plus dangereuses, ayant une rivière à dos, au risque d’y être jeté. Sa ténacité personnelle avait contribué au succès, mais il n’hésitait pas à reconnaître tout ce qu’il devait à la valeur de ses régimens. Voici comment il en parlait dans une lettre adressée à sa femme : « Il n’y a jamais eu de bataille gagnée plus gaiement ; la bravoure de nos troupes était si grande que l’action la plus violente semblait être un jeu. C’était avec des cris de joie et au pas de course que nous faisions des colonnes entières prisonnières de guerre. » Après la bataille d’Haslach, il écrivait encore modestement : « Au reste, je ne m’en fais pas accroire, et je rapporte tout à la fortune et à la bravoure de nos troupes. »

En 1808, en Andalousie, il n’aurait pu tenir le même langage ; il l’aurait pu d’autant moins que, si la qualité de ses troupes avait sensiblement diminué, aucune de ses anciennes campagnes ne présentait les difficultés qu’il avait à vaincre cette fois, si loin de sa base d’opérations, engagé malgré lui dans la plus périlleuse des aventures, au milieu d’un pays soulevé tout entier, sans point d’appui, presque sans ressources, en face d’une armée régulière trois fois plus nombreuse que la sienne, débordant d’enthousiasme et d’ardeur patriotique. Lorsqu’on suit de près les événemens, tout s’enchaîne et tout s’explique, tout prépare la catastrophe finale.

Comme point de départ une idée fausse : l’ignorance absolue des moyens de défense des Espagnols. L’Empereur qui, de Bayonne, prétend diriger les opérations, ne sait rien du pays