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vide, jusqu’à la ligne d’eau tendue sur le ciel entre les deux rives. Mais cette ligne est vague, rarement visible ; cette perspective s’étouffe au loin dans une buée de chaleur terne. Sur ce Nil indo-chinois ne rayonne pas la lumière spirituelle de la Haute-Egypte ; ses campagnes n’ont point les lignes précises du cristal. Elles sont vertes, molles d’épaisse végétation. Elle-même, cette eau, avec son lustre d’huile splendide et jaune, ses jaunes impuretés agglomérées en paquets d’écume qui nagent dans son flot comme des éponges, — cette onde participe à la lourde luxuriance de la nature équatoriale. Mais le fleuve roule avec la même véhémence que son frère égyptien, et des ruines religieuses bordent son cours : les glorieux monumens de la vieille civilisation bouddhique.

Nous passons les journées sur le pont inférieur, au ras de l’eau frémissante. Le capitaine nous a fait installer un fauteuil de bambou à côté du sien ; nous partageons sa longue-vue, son thé, ses cigarettes et les grands décors merveilleux passent, aux chants alternés des sondeurs. A l’avant, à droite, à gauche, ils balancent et jettent lourdement le plomb de leur ligne, du même geste invariable, inconscient, en se renvoyant la même psalmodie sempiternelle : deux notes dont la seconde se prolonge et traîne avant de retomber sur la première. Cadence immuable, antique, répétée comme en rêve ; rythme endormeur autant que la monotonie de leur geste, que le déroulement sans bruit, sans trêve, de la rive tropicale, que la fuite hypnotisante des lignes d’eau tendues par leur vitesse.

Devant nous, entre les deux sondeurs, trois hommes debout sont tournés vers la pointe du bateau : le pilote chinois, un vieillard de haute taille dont j’aperçois la pommette aiguë entre les creux profonds de l’orbite et de la mâchoire, le profil anguleux et dur comme un jaune silex éclaté. Grave figure qui nous parle du monde mystérieux et vaste d’où sort ce fleuve et que nous ne connaissons pas. Visage impénétrable, sous la coiffe dantesque de soie noire, — inaccessible au changement, pétrifié dans la monotonie du métier et des immuables traditions de vie. Impassible, les yeux fixés sur les perspectives familières du fleuve, il se détache en grande silhouette sur la clarté de l’horizon. Sa longue robe jaune bat et frémit au vent de notre course. A côté de lui l’homme de barre, dont les bras sont rivés aux rayons de la roue, attend le geste imperceptible que le