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Chinois fait de la main, par derrière, sans mot dire ni se détourner. Plus près de nous, un maigre Bengali, la main sur un cadran, transmet les ordres aux machines.

Derrière ces hommes de l’Inde et d’Extrême-Orient qui manœuvrent sous son regard, le capitaine, enfoncé dans son fauteuil colonial est l’invariable Anglais sous le ciel exotique, au milieu de ses conquêtes. C’est un personnage de Kipling ; il en parle la langue énergique, brève, familière et technique. Les souvenirs qu’il nous conte tout le long du jour semblent des nouvelles inédites du romancier anglo-indien. Bien mieux, avec ses lunettes, la profonde cavité de ses yeux d’ombre, son regard pénétrant et droit, sa mâchoire obstinée, la volontaire saillie de son menton bien rasé, il nous rappelle les portraits de Kipling lui-même.

Voilà vingt-huit ans qu’il monte et descend l’Irraouaddy ; il a connu la Birmanie supérieure lorsqu’elle était encore autonome, — et son steamer s’arrêtait alors à la frontière. Il se rappelle les temps du roi Thibau et, pour la fraîcheur d’énergie, l’intégrité du ressort physique et moral, le ton, le style de tout l’être, on croirait qu’il arrive d’Angleterre. L’étuve de Rangoon, vingt-huit saisons torrides et pluvieuses n’ont pas amolli les contours de la forte empreinte nationale. Sur ce bateau, pendant les trois quarts de l’année, il ne voit que des indigènes, et pourtant il ne s’est pas aigri ni détendu dans l’ennui ; il lit ; à travers les mois de solitude sa réflexion n’a fait que se nuancer d’originalité. Mais cette réflexion ne se meut qu’entre les points fixes qu’il doit à son éducation anglaise. Sous l’influence du milieu colonial où l’Européen se détériore si vite, il n’a pas changé de mœurs ; il ne s’est pas démoralisé. Bref, hors des circonstances propres à l’entretenir, la suggestion profonde imposée dès l’enfance reste active, et sur lui le type du gentleman anglais garde sa puissance attractive d’idéal.

Gentleman anglais, il l’est déjà, au moins par sa force tranquille, par la simplicité du geste et de la parole, l’allure cordiale et décidée devant les inférieurs, la courtoisie attentive et sans phrases, la belle humeur rayonnante et la tenue. Le soir, il s’habille pour dîner, même quand il est seul, comme il prend son tub tous les matins, par respect pour soi-même et la caste à laquelle il veut appartenir. Quinze mille roupies de traitement, plus une part dans sa compagnie, dont les actions rapportent dix pour cent :