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peu ! J’ai vu cinq hommes en croix sur la berge que voilà, mais ça, c’était avant la guerre ; ça faisait partie de l’administration du roi Thibau. Le capitaine de la China que nous croisions tout à l’heure, en a trouvé un qui flottait sur la rivière : on les envoyait tout crucifiés à la dérive. Celui-là avait le ventre ouvert, mais ses paupières remuaient. Les nôtres lui mirent une balle dans la tête.

« Les causes de la guerre ? Ma foi, c’était très ennuyeux de monter la garde à la frontière, — et il fallait bien la monter. Thibau s’intitulait empereur du monde, suzerain du gouverneur anglais de Rangoon. Nous ne leur faisions pas peur. Nos hommes s’ennuyaient ferme à la frontière. Choléra, coups de chaleur : on mourait beaucoup. Et puis, impossible à notre résident de surveiller ce qui se passait à Mandalay. Impossible pour lui d’y aller : il aurait fallu se résigner à faire shekko : les Européens, comme les indigènes, n’étaient admis devant le roi qu’à plat ventre, rampant à terre, et nous n’acceptions pas cela. Et pendant ce temps-là, votre consul, M. Hase, faisait signer un traité secret au vieux Thibau. Nous l’avons su à l’instant. Il était trop gentleman, votre consul. Il ne s’est pas douté que l’Italien, son collègue, le chevalier Rinaldi, était à nos gages. Le soir de la signature du traité, celui-ci nous en télégraphiait la copie. Le lendemain, nous lancions notre ultimatum. Dix jours plus tard, nos troupes étaient à Mandalay. Les Birmans furent bien étonnés. Ce fut un joli pique-nique ; j’aime bien les guerres de ce genre-là, moi !

« Oh ! nous n’avons fait de mal à personne ; nous ne voulions qu’ouvrir le pays et ôter de là leur roi (we only wanted to take off their King), un redoutable pochard. Pourtant, il y eut une victime, mais nous ne l’avons pas fait exprès. Vous savez, l’éléphant sacré, le souverain spirituel du pays qui partageait avec le roi le privilège d’avoir des parasols blancs… Eh bien ! sa cour et sa garde avaient pris la fuite à notre approche ; on ne s’est pas occupé de lui : on l’a trouvé mort de faim dans son palais… Pauvre bête ! Ah ! c’est qu’elle avait déjà pâti ! À bout de ressources, le roi s’était permis d’affecter à la guerre les revenus de l’éléphant, — le produit d’une province entière. Il est vrai qu’il lui avait écrit une longue lettre autographe pour implorer son pardon, alléguant le malheur des temps, le mérite[1] de la

  1. Au sens bouddhique du mot. Le mérite est ce qui améliore le karma.