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l’innombrable vie d’autrefois a laissé le seul vestige d’elle-même qui subsiste encore avant que tout soit comme si jamais elle n’avait été.

Parfois, dans l’obscurité grandissante (le rouge du ciel crible les noirs feuillages), se révèle une présence plus émouvante encore : des cénacles de bouddhas solennels. En voici toute une file prodigieuse ; ils sont bien cent, tous debout, comme figés dans leur procession et leur attitude rituelle. D’autres, de dimensions colossales, sont couchés ou bien assis sur leurs jambes croisées : droites tombent leurs draperies, en plis successifs et bordés de vieil or. Quelle paix dans ces larges faces pareilles, quel mystère dans leurs yeux clos ! Comme leur main levée sous les grands arbres enseigne qu’il n’y a de vérité que dans le silence, de sagesse que par l’immobilité ! — le silence et l’immobilité de cette sylve que je suis venu troubler.

C’est ici leur domaine ; les monumentales sonnettes qui les entourent attestent l’autorité qu’ils eurent sur combien d’âmes évanouies ? Mais de ces âmes tout n’est pas disparu. Dans ces merveilles d’art qui semblent inanimées, quelque chose d’elles est encore actif ; les morts y ont laissé le meilleur d’eux-mêmes. Loin des yeux vivans s’y survit leur volonté de glorifier leur foi, d’entourer pour des siècles les images du Maître de toute la beauté qu’ils ont rêvée.

Rêve que leur ferveur a fait infini. Sur chacune de ces vieilles pagodes, quelle profusion de broderies et de guillochures ! Leurs panses s’évasent comme des robes à volans, ourlées, froncées, gaufrées, pli sur pli, avec une telle diversité dans l’arabesque, la stylisation des formes animales et végétales qu’on y pourrait puiser de quoi renouveler pour un demi-siècle notre pauvre art décoratif.

Mais plus que ces richesses abstraites un petit autel m’a touché. Je le découvre par hasard, dans un fourré ; trois statues y semblent attendre le culte qui ne vient plus. Par devant, une sorte de jubé, une balustrade de bois ajouré dont les ciselures, profondes d’un demi-pied, ont une finesse de précieuse dentelle. Et dans ce treillis que nous regardons de près, des formes vivantes se révèlent, de souples lignes de corps simiesques ondulant parmi des branches, — mais, au centre, une figure de femme tout humaine et fine, dont le type et l’attitude de grâce font songer aux vierges de Botticelli. A côté, un cavalier s’approche et se