Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il n’y a pas plus de morale « subjective, » ou, comme disait Guyau, « sans obligation ni sanction, » qu’il n’y a de religion « subjective » c’est-à-dire, et selon Sabatier, « sans dogme et sans autorité. » Le même Sabatier rappelle quelque part, dans son livre, un article célèbre d’Edmond Scherer sur la Crise de la morale. La crise de la morale n’est précisément issue que de l’effort qu’on a fait pour rendre la morale « subjective. » Nous ne sommes pas plus l’origine, la source et les juges de nos devoirs que nous ne sommes l’origine, la source et les juges des vérités que nous connaissons. On aura beau nous demander avec Sabatier, — et avec Kant : — « Admettez-vous qu’il y ait rien de plus solide que le sentiment du devoir ? » Nous répondrons : « Quel devoir ? Envers qui ? Et pourquoi ? » Et si l’on ajoute, avec Sabatier, — et avec Rousseau : — « Une autorité extérieure en morale pourrait-elle atteindre jamais à cette sécurité profonde et douce dont jouit une conscience qui voit clairement son devoir et l’accomplit ; » nous ne ferons pas observer que l’équivoque de la pensée se traduit ici dans l’amphibologie de la phrase, dont je défie bien personne de tirer un sens satisfaisant ; mais nous demanderons pour quel motif il y aurait moins de « douceur » ou de « sécurité » à faire ce qui nous est prescrit qu’à suivre l’inspiration de notre propre conscience ? et ce que c’est d’ailleurs que la conscience elle-même, sinon la révélation que nous trouvons en nous de lois « supérieures, » et à ce titre « antérieures, » et en ce sens, et pour ces motifs, « extérieures » à nous ?

La réalité, c’est qu’après tant d’autres, et comme tant d’autres, dont Edmond Scherer, son maître, Auguste Sabatier, s’étant aperçu que « la morale n’était rien si elle n’était religieuse, » s’est trouvé fort embarrassé quand il a eu, si je puis ainsi dire, vidé le concept de religion de son contenu positif. Renan s’était tiré de la même aventure par des pantalonnades : « La vertu est une aristocratie, tout le monde n’y est pas tenu… Il faut que les masses s’amusent… Les sociétés de tempérance reposent sur un malentendu… Au lieu de supprimer l’ivresse, il faudrait essayer de la rendre aimable… » Mais Auguste Sabatier, qui n’écrivait pas comme Renan, ne pensait pas non plus comme lui. Il eût voulu, il a vraiment voulu sauver la morale du désastre des « religions ; » et, finalement, il n’en a trouvé d’autre moyen que de se faire de l’équivoque une espèce de dogme, ou, à tout le moins une méthode, en conservant du nom de « religion » ce