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proposition fut soumise à l’Empereur. Le lieutenant de vaisseau Besson se trouvait être consignataire d’une goélette danoise de cinquante tonneaux, la Magdelaine, qui appartenait à son beau-père, un certain Frülhe. Il offrit de charger d’eaux-de-vie ce petit bâtiment et d’y embarquer l’Empereur avec quatre personnes de sa suite. Une barrique bien matelassée, de façon à supprimer le son creux, garnie de tubes à air et arrimée parmi le lest, servirait de cachette à Napoléon au cas d’une visite en mer. Ces préparatifs exigeant plusieurs jours, Las Cases, d’après l’ordre de Bertrand, signa un contrat avec Besson pour le nolis et l’aménagement de la goélette et l’achat d’une cargaison d’eaux-de-vie[1]. L’Empereur n’avait cependant accueilli ce projet qu’avec répugnance et sans marquer nullement sa résolution d’y recourir. On conçoit que la pensée d’être découvert par les Anglais caché dans une futaille révoltât l’homme qui s’appelait Napoléon.

Toute la suite de l’Empereur avait rejoint : le général de Montholon, les officiers d’ordonnance Planat, Résigny, Autric, les officiers polonais Schultz et Piontowski, Las Cases et son fils, Mme de Montholon et son fils, le page Sainte-Catherine de La Pagerie, le chirurgien Maingaud, le capitaine Mercher, le lieutenant Rivière, un fourrier du Palais, des piqueurs, des maîtres d’hôtel, des valets de chambre, des valets de pied, trois femmes de chambre, en tout cinquante personnes, y compris celles qui étaient arrivées à Rochefort en même temps que Napoléon. On revit aussi le prince Joseph. De Niort, il était parti pour Bordeaux, mais, reconnu à Saintes, arrêté, menacé de mort, et enfin relâché, il avait craint pareille aventure sur la route de Bordeaux et s’était dirigé vers Rochefort, dans l’intention d’eu partir avec l’Empereur[2]

  1. Besson, qui avait donné sa démission en 1815, entra en 1820 au service de Mehemet-Ali. Il créa la marine égyptienne et fut nommé vice-amiral avec le titre de Bey.
  2. A Saintes, on était d’opinion divisée, mais le royalisme dominait. Le matin du 3 juillet, quelques bourbonistes ardens, au nombre desquels trois ex-gardes du corps, apprirent que des personnages de marque avaient couché à Cognac, en route pour Rochefort par Saintes. Napoléon était-il parmi eux ? On ne savait. En tout cas, ils seraient de bonne prise. Les gardes du corps posteront leurs adhérens. Quand les voitures où se trouvaient Montholon, Las Cases, Résigny, Mme de Montholon arrivèrent au relais, les royalistes en armes contraignirent les voyageurs à descendre et les retinrent prisonniers dans l’auberge. Peu de temps après, Joseph, qui, lui, venait de Niort, fut également arrêté et interné. Pendant que l’on portait les passeports à la municipalité, qui, semble-t-il, était en majorité complice, on criait sous les fenêtres de l’auberge des Armes de France : « Les scélérats ! quelles figures ignobles ! ils emportent les millions de l’État ! Il faut les pendre ! » Les voyageurs étaient en danger. Mais il y avait des fédérés à Saintes. Avertis de ce qui se passait, ils s’assemblèrent à leur tour et se rendirent à la mairie. Grâce à leur intervention résolue, les passeports furent visés et les voitures purent repartir, escortées par quelques gendarmes.