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La nuit venue, Las Cases s’était retiré dans sa cabine, lorsque Maitland y entra en coup de vent. Ses traits contractés, ses yeux ardens, sa voix sifflante marquaient la colère. « — Comte de Las Cases, s’écria-t-il, je suis trompé ! Tandis que je traite avec vous, que je me démunis d’un bâtiment, on m’annonce que Napoléon vient de m’échapper. Cela me mettrait dans une position affreuse devant mon gouvernement ! » C’était le tigre à qui l’on arrache sa proie. Las Cases fut épouvanté ; il eut soudain la prévision d’un sort fatal réservé à Napoléon. Il pensa à l’avertir, pour l’empêcher de se confier aux Anglais. Nul moyen de communication. Dans sa douleur, il sentit son cœur tressaillir d’une dernière espérance. Si l’on avait dit vrai, si l’Empereur avait quitté l’île d’Aix et réussi à gagner la haute mer ? « — A quelle heure, dit-il, en dissimulant mal son angoisse, vous a-t-on rapporté que l’Empereur est parti ? — A midi. — Alors, reprit tristement Las Cases, ce renseignement est inexact, car j’ai quitté l’Empereur à quatre heures. » Plus tard dans la nuit, un autre bateau accosta le Bellérophon pour remettre l’avis que Napoléon avait fui à bord d’une chasse-marée. Maitland, désormais convaincu de la sincérité de Las Cases, ne s’émut plus de la nouvelle. Ce n’était pas la première fois que des renseignemens vrais ou faux sur les projets d’évasion de l’Empereur parvenaient de la terre ferme au capitaine Maitland. Un jour il avait été instruit qu’une des frégates, dirigée par un habile pilote, se préparait à franchir la passe de Maumusson ; un autre jour, on l’informa que l’Empereur s’embarquerait sur un bâtiment danois où une cachette était disposée dans la cale. A la sortie de cette souricière de Rochefort, veillaient les Anglais ; à l’intérieur, il y avait la trahison.

Tandis que Maitland attendait avec une impatience inquiète, car jusqu’au dernier moment il douta de ce coup de fortune, la levée du jour où il se flattait de voir Napoléon captif à son bord, le préfet maritime Bonnefous accostait tout ému la frégate la Saale. Il était accompagné du baron Richard, ancien conventionnel régicide et ami de Fouché, qu’un des premiers actes du gouvernement royal avait été de nommer préfet de la Charente-Inférieure[1]. Richard apportait de Paris des instructions du

  1. Préfet de la Charente-Inférieure sous l’Empire, Richard avait été maintenu à ce poste par la première Restauration. Démissionnaire on ne sait pour quelle raison en septembre 1814, il fut nommé par l’Empereur, au retour de l’Ile d’Elbe, préfet du Calvados, puis destitué peu de jours après. Renommé par Louis XVIII, le 9 juillet 1815, préfet de la Charente-Inférieure, il démissionna en décembre, au moment où allait être rendue la loi de proscription contre les régicides, mais il fut un des rares conventionnels qui échappèrent aux effets de cette loi. Il obtint même une pension de Louis XVIII, « en récompense des nombreux services, dit un document du temps, qu’il avait rendus pendant son administration et notamment en 1815. »