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Haller, Müller, nous familiariseront à leur tour avec un catholicisme qui ne reconnaît, sur terre, aucune prérogative qui n’ait des devoirs pour rançon, aucune jouissance à laquelle ne soit attachée, comme une sorte de servitude voulue par Dieu, l’idée d’un service social, aucune propriété qui n’ait ses limites dans les raisons mêmes qui la fondent, aucune souveraineté, enfin, qui ait le droit de se considérer comme une fin en soi.


I

Il y avait au collège ecclésiastique de Coblentz, aux environs de 1789, un écolier d’humeur batailleuse, qui s’appelait Joseph Goerres : les explosions de sa turbulence, qui devaient bientôt secouer en leur sommeil les hommes d’Etat de la vieille Europe, inquiétaient gravement, dans les sacristies du collège, l’étiquette compassée des maîtres de cérémonies. On dut, à cause de ce gamin, décider un changement dans les processions. C’était l’usage, là-bas, de faire promener des légions d’anges, beaux enfans d’une tenue correcte, qui ne chiffonnaient point leurs ailerons d’or et portaient avec délicatesse de flamboyantes épées. Le petit Goerres, un jour, prit son rôle au sérieux : en plein cortège, il se mit à dégainer contre un inoffensif camarade, qui personnifiait Lucifer. Il fallut, — une fois n’est pas coutume, — que les autorités du défilé défendissent Satan contre saint-Michel, et désormais, dans ces pompes angéliques, bons et mauvais esprits furent désarmés.

L’étrange enfant voulut de bonne heure se faire imprimer : il compila des livres de voyages, pour écrire un manuel de géographie, et s’en fut naïvement chez un éditeur, avec son manuscrit et sa tirelire. Mais la tirelire était trop légère et les dépenses d’impression trop lourdes : la notoriété géographique de l’auteur ne dépassa pas la maison paternelle. Ce fut vraiment grand dommage : à la veille des événemens qui allaient culbuter la bâtisse politique, ce manuscrit refusé fut peut-être le dernier état de lieux ; il serait piquant de le retrouver aujourd’hui, même tracé d’une plume inexperte, signé de l’homme qui, durant un demi-siècle, devait, par le retentissement de ses impétueuses brochures, scander les écroulemens successifs de l’Europe.

Cette indifférence des imprimeurs ne dura point : Goerres sortait à peine de l’adolescence, que déjà, d’un bout à l’autre de la