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mettant à l’encan, toutes les défroques d’une Allemagne décrépite. Les décombres du Saint-Empire, des États de l’Eglise, de la féodalité allemande, s’amoncelaient les uns sur les autres ; toujours alerte, toujours en belle humeur, interprète docile des gestes de la France, l’imagination de Goerres se prélassait sur ces monceaux de ruines, jetant à tous les vents, pour qu’ils la balayassent, la poussière des gloires effritées.


II

C’était là, pour la France révolutionnaire, une illustre et précieuse complicité ; mais courte en fut la durée. L’année 1799 y devait mettre un terme. En vain Goerres se concevait-il et s’admirait-il comme « citoyen du monde ; » il était Rhénan et se sentait Rhénan. Du jour où ses compatriotes crurent avoir à se plaindre de leurs nouveaux maîtres, Goerres, d’auxiliaire était tout proche de devenir un insurgé. Il serait curieux, et triste tout ensemble, de suivre dans les provinces rhénanes, — comme M. de Lanzac de Laborie s’y est brillamment appliqué pour la Belgique, — le flux et l’irréparable reflux des sympathies populaires à l’endroit de la France : on verrait comment les procédés des « proconsuls, » leur indiscrète immixtion dans le domaine des consciences, leur ignorance des besoins régionaux, leur irrespect à l’égard de l’opinion locale, leur prurit d’uniformiser, de centraliser, de niveler, soulevèrent bientôt d’acres mécontentemens. Goerres, aux heures de désenchantement, demeura la voix de son peuple, comme il l’avait été aux heures d’enthousiasme. Il se fit l’organe des doléances rhénanes, d’abord dans une pétition adressée au Directoire, puis dans quelques articles qui le firent soupçonner d’anarchie, enfin dans deux missions, dont l’une, auprès d’un général, lui rapporta vingt jours de prison, et dont l’autre, auprès du Directoire, acheva de le brouiller avec la France. Parti pour voir les Directeurs, il rencontrait à Paris Bonaparte, dont Brumaire venait de sceller la gloire. Il eut audience, ne reçut qu’une bonne parole, mais point de promesses, écrivit à sa fiancée que la ville de Paris n’était qu’une fille publique, et s’en retourna vers Coblentz, la haine au cœur contre la France. Il avait vingt-quatre ans, et brûlait avec intrépidité ce qu’avaient adoré ses vingt ans ; il se croyait revenu de ses partis pris de jeunesse, mais en fait sa jeunesse émigrait au service d’un