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Mais d’autres pages, composées en cette même année, publiées beaucoup plus tard sous le titre : la Chute de la religion et sa renaissance, nous font pénétrer plus avant dans la pensée de Goerres. La Providence, telle qu’il la connaît, la comprend et l’adore, est une Providence qui se complaisait en faveur de l’Allemagne à certaines visées d’élite. Tout de même que, sous l’ancienne alliance, le peuple juif était un peuple de choix, de même le Saint-Empire Romain germanique était une institution de choix ; et comme Israël fut puni par ses malheurs, ainsi l’Allemagne fut châtiée par la guerre de Trente ans. Le châtiment fut incompris ; la nation prédestinée continua de perdre l’esprit, d’oublier tout ce qui faisait son essence, de répudier le culte de la vie ancienne, de l’art ancien, de perdre de gaieté de cœur le sens de ce qu’il y a de meilleur, et « avec ce sens devait disparaître aussi le sens religieux. » L’expiation dont Bonaparte est l’instrument doit dessiller les yeux de ce moderne peuple de Dieu, que son instinctive piété, sa « nature non falsifiée, » son attrait vers la profondeur, désignent pour un rôle auguste. Goerres fait plus et mieux qu’appeler ses compatriotes à se convertir ; il les convie à reprendre conscience de leur vocation sacerdotale, et à se bien persuader qu’il leur appartient d’être les prêtres du temps nouveau. Etrange et fumeuse apologétique, plus nationale que chrétienne et plus grisante qu’édifiante ! A l’origine de cette restauration religieuse qui n’est point exempte de quelque fantaisie, l’orgueil germanique s’étale : les Allemands doivent être religieux parce qu’ils sont « une caste de brahmanes. »

Ce qu’il y a de précis à cette date dans l’esprit de Goerres, c’est l’idée patriotique ; quant à sa religiosité, très sincère, ardente même, elle manque de consistance, parce qu’elle n’a point d’objet où s’attacher. La religion vers laquelle Goerres sollicite les âmes n’est rien de plus encore, si l’on ose ainsi dire, qu’un devenir. Un opuscule intitulé Foi et Science, qu’il publiait en 1805, opuscule hétérogène où Jacobi, Fichte, Schelling eussent pu retrouver quelques bribes, décousues et mal recousues, de leurs propres pensées, faisait rentrer dans le même filon religieux le paganisme et le christianisme, et inclinait à traiter les diverses religions comme des formes de religiosité également respectables en leur temps. Goerres, en 1810, n’est pas encore revenu complètement de cet éclectisme syncrétiste : Stolberg parmi les catholiques, le mystique Jung Stilling parmi les protestans, lui