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Ainsi se complaisait la pensée de Goerres dans l’évocation prochaine d’une alliance intime, profonde, entre toutes ces forces matérielles qu’étaient les peuples rendus à eux-mêmes et la grande force morale que Pie VII incarnait. Mais ce fut la Sainte-Alliance qui survint ; elle réservait à Goerres une formidable déception.


VII

L’Europe et l’Allemagne, telles que les avait recrépies le Congrès de Vienne, déplaisaient à l’âme de Goerres. L’Allemagne venait de traîner, depuis la paix de Westphalie, « les pires siècles de son histoire ; » il eût voulu que le Congrès y mît un terme, et reconstruisît la chrétienté en reconstituant l’Allemagne ; mais « le palais impérial de Vienne était devenu comme une bourse, où l’on pesait et comptait les âmes, ainsi qu’on fait des pièces de monnaie ; » et l’Allemagne, au lendemain de cet effort de mathématique politique, était plus impuissante, plus divisée que jamais. « Être Allemand, écrivait Goerres en 1817, veut encore dire, comme avant 1813, être sans honneur. » Le patriotisme était suspect aux bureaucraties d’Etat ; elles détestaient, dans l’élan patriotique, un mouvement spontané des consciences ; or, elles redoutaient tout mouvement et haïssaient toute spontanéité. A la suite de l’investiture nouvelle que le Congrès de Vienne leur avait donnée, l’esprit des princes et de leurs ministres était comme noyé dans un chaos de contradictions. D’une part ils bénéficiaient de la Révolution, qui, dans leurs terres comme sur le sol de France, avait tout nivelé, qui avait supprimé les autonomies locales, détruit les forces sociales susceptibles de faire contrepoids au pouvoir d’en haut ; d’autre part, toute initiative, quelle qu’en fût l’origine, toute doléance, quel qu’en fût l’accent, et toute revendication, quelle qu’en fût l’équité, leur étaient suspectes, odieuses même, comme des semences de révolution. C’était une conséquence immédiate de la Révolution d’avoir rendu leur autorité plus forte en ne laissant au-dessous d’eux qu’une foule d’atomes, qu’ils appelaient encore des sujets et qui déjà se qualifiaient de citoyens, mais qui, de quelque nom qu’on les baptisât, n’étaient qu’une poussière. Poussière mouvante, pourtant, sous l’impulsion latente du souffle révolutionnaire ; elle avait des ondulations occultes et je ne sais