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personne n’était à sa suite, mais tous à ses écoutes. Et ce que tous pouvaient constater, c’est qu’à mesure que s’acharnait sa plume contre l’absolutisme des rois saintement alliés, à mesure progressait sa conscience dans les voies qui la ramenaient au catholicisme.

En 1816, Goerres professait encore, en matière religieuse, une sorte de syncrétisme, dont il donnait la formule, en termes fort curieux, dans une lettre à Adam Müller :


La religion, pour vous, c’est le christianisme ; pour moi, le christianisme est une religion, et j’accorde qu’elle est le sommet, le centre et l’âme de toutes les autres. Le culte du monde primitif est pour moi le christianisme en son enfance ; le judaïsme avec les mystères du paganisme, c’est la jeunesse, qui s’essaie en des voies nombreuses, souvent très excentriques ; le christianisme proprement dit, c’est la maturité, mais sans conclusion ni fin absolue. Ainsi je gagne du terrain en avant et en arrière, pour caser ce que Dieu lui-même ne doit pas condamner, l’ayant toléré avec bienveillance.


Goerres, à cette date, ne se refusait point à être chrétien ; mais ce qui lui faisait peur, c’était d’être exclusivement chrétien. Que cet éclectisme religieux, qui par certains côtés confinait à l’indifférentisme, fût médiocrement propice à l’action sur les hommes, c’est ce que Müller, en 1819, lui faisait finement observer. « La patrie disloquée, lui écrivait-il, réclame de ses amis et de ses guides, donc de vous, que vous exposiez le fond de votre cœur, le noyau de vos idées sur les grandes questions, votre profession de foi. » Goerres, piqué au jeu, répondait par d’agréables saillies sur le symbole de Janus et sur le sens de ses deux faces ; mais à cette époque même ses écrits politiques étaient déjà tout imprégnés de catholicisme. Le livre l’Allemagne et la Révolution faisait l’éloge du Saint-Siège et même des Jésuites ; le livre l’Europe et la Révolution pressentait que Rome serait, pour toute l’Europe, le centre et le point d’attache de toutes les idées religieuses revivifiées, et expliquait la dislocation de la vieille Europe par la malencontreuse substitution, au moyen âge, du règne des soldats au règne des prêtres. L’histoire du monde, dans ce livre, se ramenait pour Goerres à la lutte entre la « surnature » et la nature déchue ; et cette philosophie de l’histoire, au nom de laquelle il s’attaquait aux rois, était tout entière empruntée à la révélation.