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raconter ; et cette aventure-là, sans doute, le séduisait d’autant plus que, en le contraignant à partager l’existence d’un convoi d’émigrans, il comptait bien qu’elle lui permettrait d’observer de près une humanité différente de celle qui, jusqu’alors, lui était familière, plus variée et plus pittoresque, plus apte à lui fournir des modèles pour les héros des innombrables drames et romans que, dès l’enfance, il avait en lui. De telle façon qu’au commencement d’août 1879 il s’embarqua bravement sur un paquebot d’émigrans, le Devonia, qui partait pour New-York : après quoi, dans un train d’émigrans, il traversa l’immense étendue des États-Unis, pour venir s’échouer dans une vieille cité espagnole de la Californie, Monterey, où, en attendant que son amie pût arriver près de lui, il eut à subir les plus tragiques épreuves de la solitude, de la misère, et de la maladie ; car je dois ajouter que, au moment de son départ d’Édimbourg, la phtisie s’était déjà emparée de ses deux poumons, et que, pendant les dix jours de son voyage en chemin de fer, de New-York à San-Francisco, ses compagnons de route avaient craint de le voir mourir d’un instant à l’autre. Mais comme il l’écrivait lui-même à son ami Sidney Colvin, pendant ce voyage : « Un homme n’est bon à rien aussi longtemps qu’il n’a pas tout osé ; et moi, c’est à présent seulement que j’ai l’impression d’avoir tout osé, et de pouvoir enfin devenir un homme. Si vous avez de la foi gros comme un grain de moutarde : comme cela est vrai ! Or voici que j’ai de la foi gros comme une caisse de cigares ; et, donc, je vivrai ; et ni homme ni fortune n’ont plus de quoi m’effrayer[1]. »

À bord du Devonia, Stevenson avait écrit un de ses plus beaux contes, l’Histoire d’un Mensonge. Le mois suivant, dans sa retraite de Monterey, il entreprit de raconter les diverses péripéties de son voyage ; et la relation qu’il en fit se trouva bientôt prête, un volume de plusieurs centaines de pages, sous le titre de l’Émigrant Amateur. La relation comprenait, naturellement, deux parties, la traversée de l’Atlantique et le trajet en chemin de fer : mais de ces deux parties, la seconde avait été seule admise, jusqu’ici, dans le recueil des œuvres du romancier écossais. C’était d’ailleurs un de ses chefs-d’œuvre, avec un mélange incomparable d’observation et de poésie ; et je sais, pour ma part, bon nombre de lettrés anglais qui la préféraient même à l’Île au Trésor et au Naufrageur. La première partie, l’histoire du séjour de Stevenson à bord du Devonia, nous était jusqu’ici restée inconnue. Elle vient enfin d’être publiée, après plus de vingt-cinq ans,

  1. J’ai eu déjà l’occasion de parler de ce voyage, à propos de la Correspondance de R. L. Stevenson, dans la Revue du 15 décembre 1899.