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V

Dans le réseau d’intrigues dont la trame s’ourdissait au cours de ces premières journées, deux noms se trouvaient en vedette : ceux du duc d’Aiguillon et du duc de Choiseul, chefs respectifs des deux groupes puissans et nombreux qui se livraient bataille, depuis quelques années, avec une ardeur implacable. Ces camps ennemis constituaient-ils, à proprement parler, des partis politiques ? La question semble discutable. Sans doute, en remontant aux origines, y peut-on discerner deux courans opposés, deux systèmes divergens sur la politique extérieure. Le duc d’Aiguillon, fidèle à la vieille religion de la diplomatie française, représentait les idées de méfiance à l’égard de l’Autriche, la tendance à secouer le joug, chaque année plus pesant, qu’imposait à la France l’amitié impériale. Le duc de Choiseul, au contraire, auteur du mariage du Dauphin avec une archiduchesse autrichienne, personnifiait en quelque sorte l’alliance avec l’Empire. C’est pourquoi sa brusque disgrâce, en 1770, avait si vivement affecté l’esprit de Marie-Antoinette : « J’ai été bien émue de cet événement, mandait-elle à sa mère[1], car M. de Choiseul a toujours été un ami de notre famille… Je lui suis redevable, et je ne suis pas ingrate. » Dans la réalité, ce dissentiment de principes entre les deux hommes d’État servait surtout de voile décent à ce qui n’était guère qu’une rivalité personnelle, un conflit d’ambitions, une jalousie de places, [de dignités, de clientèle.

Dans ce sourd et furieux combat, dont le pouvoir était l’enjeu, Choiseul avait pour lui la supériorité de talent et d’intelligence, l’éclat de son long ministère, l’appui des parlemens, la sympathie du parti philosophe. Il avait contre lui les préventions que, dès l’enfance, l’entourage de Louis XVI avait semées dans son esprit à l’égard de celui qu’on lui représentait comme le mortel ennemi, sinon comme le meurtrier, de son père. N’était-ce pas Mme de Marsan, gouvernante de ses sœurs, qui, à l’anniversaire de la mort du Dauphin, entrait chez l’héritier du trône, en grand habit de deuil, disant d’un ton tragique : « Je viens assister au service célébré pour feu votre père, que M. de

  1. Lettre du 27 décembre 1770. — Correspondance publiée par Feuillet de Conches.