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Les deux historiens travaillaient à l’insu l’un de l’autre. Quand ils connurent leur mutuelle existence, et leur mutuel dessein, ils s’aperçurent que depuis longtemps, sans le savoir, « ils battaient les mêmes buissons. » Avec la plus parfaite bonne grâce M. Strowski s’effaça devant son concurrent involontaire : au lieu de le devancer, comme il aurait sans doute pu le faire, il annonça les travaux de M. Villey et leur laissa prendre quelque avance. Il fit mieux encore : il l’associa à sa tâche, et lui abandonna, au dernier volume de l’« Edition municipale, » une partie de l’étude qu’il avait lui-même entreprise. Les mœurs littéraires se sont bien adoucies depuis un siècle. Quand on songe aux inélégans procédés de Cousin à l’égard de Sainte-Beuve, on ne peut que féliciter M. Strowski de n’avoir pas marché sur les traces de Victor Cousin.

C’est que M. Strowski est un élève, non pas de Victor Cousin, mais de Brunetière. Ce qui restera, je crois, la marque propre de ce dernier comme professeur et comme critique, c’est la précision et la rigueur de sens historique dont il donnait l’exemple, et qu’il inculquait à tous ceux qui l’approchaient. « Nous sommes mobiles, et nous jugeons des êtres mobiles : » ce mot de Sénac de Meilhan, dont Sainte-Beuve a fait l’épigraphe de ses Portraits Contemporains, si Brunetière ne le citait pas, on peut dire qu’il l’avait constamment à l’esprit. De là l’extrême attention qu’il prêtait aux dates, aux synchronismes, aux influences exercées ou subies, aux sources, aux éditions successives, à la bibliographie des œuvres, bref, à tout ce qui précise, localise, actualise une physionomie littéraire ; il se défendait d’étudier et de juger « en bloc. » Or, en ce qui concerne Montaigne, le conseil était particulièrement opportun, et il a été très heureusement suivi. Dans son enseignement à l’Ecole normale, Brunetière avait montré[1], sinon le premier, au moins plus fortement que personne, que les Essais sont une œuvre essentiellement successive, et que, pour en démêler le véritable caractère, il faut tenir grand compte des sources, des

  1. Voyez à cet égard, dans le 3e fascicule du tome I de l’Histoire de la littérature française classique qui vient de paraître (Paris, Delagrave), l’admirable et presque décourageant chapitre sur Montaigne. Ce chapitre, qui a été fort habilement restitué, d’après les notes d’un cours professé à l’Ecole normale en 1900-1901 par Ferdinand Brunetière, donnera bien une idée de ce qu’a été son enseignement. Il avait déjà parlé de Montaigne, mais sur un tout autre plan, — car il ne se répétait jamais, — en 1886-1887.