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— lus, et vraisemblablement possédés par Montaigne. Nous voici, semble-t-il, un peu loin des « mille volumes de livres » dont s’enorgueillissait sa curiosité de bibliophile. Mais si l’on songe, — et M. Villey aurait pu tirer parti de cet argument, — que beaucoup de ces « livres » comprenaient plusieurs « volumes, » on peut penser qu’une bonne moitié de la « librairie » de Montaigne est là représentée sur ce catalogue posthume, et en tout cas, nous le répétons, toute la partie vraiment vivante de sa bibliothèque.

Le résultat serait sans doute un peu mince si l’on s’en tenait là. Mais M. Villey ne s’en est pas tenu là. Il sait qu’une bibliothèque est, en quelque manière, un état d’âme, surtout quand cette bibliothèque est celle d’un intrépide liseur tel que Montaigne. Il a donc interrogé les livres de Montaigne ; il les a lus à son tour ; et, en les rapprochant des citations qu’en fait le grand écrivain[1], il leur a demandé tout ce qu’ils étaient susceptibles de nous apprendre sur ses goûts, ses habitudes de travail, ses pensées coutumières et le tour propre de son esprit.

Il a tout d’abord constaté que la culture de Montaigne était plus italienne que française, et beaucoup plus latine que grecque. Sur deux cent cinquante ouvrages, cent quarante environ sont en latin, — presque trois sur cinq, — et trente-cinq en italien. En dehors des conteurs, des poètes, et surtout des historiens, les livres français ne sont guère représentés que par des traductions. Fort peu d’ouvrages de droit, de théologie, ou de sciences ; fort peu aussi d’ouvrages oratoires ; mais surtout des historiens, des poètes, des moralistes, — ces trois derniers groupes réunis, dans la proportion de quatre livres sur cinq, — voilà ce qui constitue le fond de la bibliothèque de Montaigne. Si le proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es » a son application en matière de lecture, il s’applique assez bien, on le voit, au moraliste poète qu’est avant tout l’auteur des Essais[2].

  1. Qu’un aveugle, pour le dire en passant, ait pu se livrer à ce travail qui exige tant d’agilité d’esprit et, semble-t-il, tant de promptitude visuelle, c’est ce qui est tout à fait surprenant. Il serait bien intéressant de savoir comment M. Villey a pu procéder à une enquête de cette nature.
  2. Cette étude des « sources » d’un grand écrivain est rarement infructueuse, et elle est souvent féconde en résultats fort curieux. C’est ainsi que tout récemment encore, M. Villey a établi que le célèbre opuscule de Du Bellay, la Deffense et illustration de la Langue françoise, est non seulement inspiré, mais fréquemment traduit d’un ouvrage italien, le Dialogo delle Lingue, de Sperone Speroni (cf. P. Villey, les Sources italiennes de la « Deffense et illustration de la Langue françoise » de Joachim du Bellay, Paris, Champion, 1908, in-16).