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remis plus sérieusement au travail, et, avec quelques interruptions dues à la maladie de la pierre dont il commence à être atteint, il rédige jusqu’au moment de livrer son œuvre à l’impression (fin de 1579) la plupart des vingt derniers chapitres du second livre. Beaucoup plus amples et plus personnels, les essais de cette nouvelle manière nous montrent l’écrivain se dégageant des influences qu’il a subies jusqu’ici et prenant plus nettement conscience de sa pensée et de son talent.

La première édition des Essais a paru en 1580 ; les deux éditions de 1582 et 1587 sont plutôt des réimpressions, revues et corrigées, que des éditions nouvelles ; mais, en 1588, parut une « cinquième édition, augmentée d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers[1]. » M. Villey, d’accord en cela avec M. Strowski, estime que le troisième livre a été composé très rapidement, « peut-être en un an, » dit M. Strowski, « en deux ans, dit M. Villey, entre la fin de 1585 et le début de 1588 ; » et celui-ci a l’air de penser et de dire que les additions aux deux premiers livres sont de cette même époque : de telle sorte que, de 1580 à 1585, pendant près de six ans, Montaigne n’aurait pas touché aux Essais. C’est là ce que j’ai quelque peine à croire : et je sais bien que ces cinq ou six années sont remplies par les voyages et la « mairie » de Montaigne. Mais, outre que je ne vois guère un « auteur » tel que l’était Montaigne, se désintéressant si longtemps de son œuvre, l’argumentation de M. Villey à cet égard ne m’a point paru décisive, et, si c’en était ici le lieu, je ne serais pas très embarrassé, je crois, pour retourner contre lui-même quelques-uns de ses argumens. Je suis donc de ceux qui pensent que, si Montaigne avait emporté en voyage un exemplaire des Essais, c’était pour en relire de temps à autre certaines pages, et l’enrichir de corrections et d’additions, comme il devait faire plus tard pour « l’exemplaire de Bordeaux. » Et je serais bien étonné aussi qu’il n’eût pas, dès cette époque, rêvé à quelques nouveaux « essais, » et rêvé la plume à la main. Qu’après cela, il ait surtout travaillé à l’édition nouvelle un ou deux ans avant de la publier, c’est ce que j’admets très volontiers. Et son travail a été double : d’une part, il a puisé dans ses lectures nouvelles, et dans ses réflexions personnelles, toute sorte de citations, d’anecdotes et de vues pour

  1. Exactement 536, car on pense bien que M. Villey a compté (les Sources et l’Évolution des « Essais » de Montaigne, t. 1, p. 400, note).