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ou de La Primaudaye ; on sera frappé de la ressemblance ; il n’y a pas de raison, — le style mis à part peut-être, — pour que les pages de Montaigne ne soient pas de ces vénérables oubliés. Seulement, Montaigne, lui, ne s’en tiendra pas toujours là. Et si l’on veut voir dans quel sens il va évoluer, et transformer progressivement sa manière, il est assez facile de s’en rendre exactement compte.

Soit, par exemple, le second chapitre du premier livre des Essais, De la Tristesse, l’un des premiers, visiblement, que Montaigne ait composés. Il est très court, et si on le lit dans l’édition de 1580, il apparaît construit de la manière suivante. L’auteur cite et rapproche l’un de l’autre deux ou trois cas de personnages anciens ou modernes accablés de tristesse. Il y joint une observation assez banale, relevée par deux citations latines et une italienne, sur les effets généraux de l’extrême tristesse et de l’extrême joie. Et il termine par quelques rapides exemples de personnes qu’un excès de tristesse ou de joie a fait mourir. Rien de plus banal, on le voit, et rien de plus impersonnel.

Ouvrons maintenant l’édition de 1588. Le texte primitif s’est enrichi en son milieu de deux nouvelles citations latines, et du court développement que voici :


Aussi n’est-ce pas en la vive et plus cuisante chaleur de l’accès, que nous sommes propres à déployer nos plaintes et nos persuasions ; l’âme est lors agravée de profondes pensées, et le corps abattu et languissant d’amour.


Mais, surtout, le chapitre se termine sur la toute nouvelle déclaration que voici :


Je suis peu en prise de ces violentes passions. J’ai l’appréhension naturellement dure ; et l’encroûte et épaissis tous les jours par discours ;


et il s’ouvre par cette autre, également nouvelle :


Je suis des plus exempts de cette passion,


qui sera complétée dans l’édition de 1595, — et dans l’exemplaire de Bordeaux[1], — par les lignes suivantes :


Et ne l’aime ni l’estime, quoique le monde ait entrepris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. Ils en habillent la sagesse, la

  1. L’exemplaire de Bordeaux, au cours du même chapitre, s’est aussi enrichi d’une nouvelle anecdote (cf. l’Édition municipale, tome I, p. 8-13).