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vertu, la conscience ; sot et monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c’est une qualité toujours nuisible, toujours folle, et comme toujours couarde et basse. Les stoïciens [en] défendent le sentiment à leur sage.


Qu’est-ce à dire ? Et ne saisit-on pas ici sur le vif le changement et le progrès ? Le moi, la personnalité de Montaigne qui étaient totalement absens de la première version, transparaissent maintenant, et même s’affichent et s’affirment de plus en plus nettement. Et cela de deux manières : l’écrivain nous fait des confidences sur lui-même, et il développe, en les opposant aux opinions communes, en les appuyant d’une expérience plus large et plus diversifiée de la vie, ses idées personnelles sur la question qu’il traite. Toute « l’évolution des Essais » est là : d’impersonnels qu’ils étaient primitivement, ils deviennent personnels.

Ils le sont devenus d’assez bonne heure. Déjà, dans le chapitre De l’Amitié qui, selon toute vraisemblance, est antérieur à 1576, sous l’émotion d’un cher souvenir, Montaigne, discrètement encore, presque timidement, parmi bien des réminiscences livresques, Montaigne se laisse aller à parler au nom de sa propre expérience, à nous mêler à sa vie intérieure : « En l’amitié de quoi je parle, elles [nos âmes] se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer <[1]. » Artiste né, comme il l’était, Montaigne a-t-il senti, en écrivant ce chapitre, que, même littérairement, de telles pages étaient bien supérieures à celles de ses débuts ? et qu’elles l’étaient en raison même de leur accent plus personnel ? Et l’amitié, en l’inspirant si bien, l’aurait-elle aidé à prendre conscience de son originalité véritable ? Ce qui est sûr, c’est que du jour où il comprit qu’il y avait mieux à faire pour lui que de « se farcir d’allégations, » il devint fort sévère aux « ravaudeurs » qu’il avait commencé par imiter. « Je ne veux faire montre que

  1. Ici se termine le texte de 1580. Ce n’est qu’après 1588, et donc, sur l’exemplaire de Bordeaux, que Montaigne a complété sa phrase par le mot célèbre : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Et encore, nous apprend M. Strowski, « parce que c’était moi » est une addition ultérieure. Jusque dans ce cri du cœur, si spontané en apparence, on peut suivre, on le voit, les retouches et les repentirs de l’artiste.