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Ce stoïcisme, même mitigé, est-il bien profond d’ailleurs ? Il l’est si peu qu’il ne va pas beaucoup durer. Dès que Montaigne a entre les mains les Œuvres morales de Plutarque, — fin de 1572 ou premiers mois de 1573, — on le voit, sous cette influence, se détacher progressivement du stoïcisme, et même, bientôt, le critiquer assez vivement. Ce qu’il y a de raide et d’artificiel, d’emphatique et même d’inhumain dans la doctrine le frappe de plus en plus, et bientôt il n’aura pas assez de railleries pour tous ces grands gestes et ces déclamations fastueuses. C’est qu’en réalité, il y avait, nous l’avons dit, un secret, un profond désaccord entre la nature de Montaigne et la morale stoïcienne. Comme un vêtement d’emprunt qu’on rejette au premier signe, l’auteur des Essais s’est prestement dépouillé, aux premières objections qu’il entend formuler, des théories et des attitudes qu’il avait affichées jusqu’alors. Peu conscient de sa propre personnalité, peu sûr de son talent et de sa vraie pensée, il avait commencé, docilement, timidement, par se mettre au ton du jour : la mode était au stoïcisme ; il s’était fait stoïcien ; il avait copié servilement Lucain, le Plutarque des Vies parallèles, Sénèque surtout. Peut-être avait-il cru faire siennes leurs idées favorites. Son humanisme entretenait en lui cette flatteuse illusion. Au premier éveil de la réflexion personnelle, au premier contact avec la pensée adverse, on devait voir s’effriter ce stoïcisme essentiellement livresque.

Est-ce à dire cependant que tout ait été vain et factice dans cette courte initiation de Montaigne aux doctrines du Portique ? et qu’elle n’ait laissé aucune trace dans l’histoire de sa pensée ? Ces âmes d’humanistes sont plus complexes qu’il ne semble ; même dans leur rhétorique, ils engageaient un peu de leur personne. Montaigne a très sincèrement admiré certains côtés du stoïcisme ; il a gardé de son passage dans la « secte » un certain goût spéculatif de l’héroïsme, un certain culte de l’énergie morale. Son imagination s’exaltait volontiers sur les actions d’éclat, sur les miracles de la volonté. Montaigne est un épicurien qui a l’imagination stoïcienne.

Ce qui n’a pas peu contribué à détacher sa pensée du