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stoïcisme théorique, c’est la crise de scepticisme que, sous l’influence de Sextus Empiricus, il a traversée vers 1576. Est-il bien vrai, comme le prétendait Royer-Collard, qu’on ne fasse pas au scepticisme sa part ? Il me semble qu’on peut parfaitement être très sceptique sur certains points et fort dogmatique sur d’autres. Mais ce qui est sûr, c’est que l’attitude stoïcienne s’accommode mal du scepticisme. La raison en est assez simple. Le stoïcisme, quoi qu’en ait prétendu jadis le philosophe Guyau[1], le stoïcisme n’est pas une doctrine d’humilité, c’est une doctrine d’orgueil. Il ne veut voir que la « grandeur » de l’homme, non sa « misère ; » il lui inspire une confiance infinie dans le pouvoir de sa volonté, dans l’étendue, dans la vigueur et dans l’infaillibilité de sa raison. Le stoïcisme est un rationalisme. Jamais Montaigne n’a cru plus fermement à la portée métaphysique de l’esprit humain que pendant l’époque où il se croyait stoïcien. Du jour où les argumens du pyrrhonisme contre l’autorité de la raison lui apparurent comme la vérité même, du même coup ce qui lui restait de son stoïcisme s’effondra pour toujours. S’il est vrai que nos sens nous trompent, que nos sentimens nous trompent, que nos idées nous trompent, que rien n’est sûr, et que rien n’est vrai, et que l’homme n’est que le misérable jouet d’une universelle illusion, pourquoi l’idéale vertu que le stoïcien propose à notre effort ne serait-elle pas un mensonge comme tout le reste, — mensonge même d’autant plus vain qu’il est moins conforme au vœu de l’humaine nature ? Le pyrrhonisme dont s’enchante et dont s’enivre Montaigne a définitivement tué son stoïcisme.

En resterons-nous là cependant ? Le scepticisme absolu convient si peu à la nature de l’homme, qu’on peut bien s’y complaire un instant : on ne saurait s’y enlizer bien longtemps. Il faut croire pour vivre ; il n’est pas d’acte, si irréfléchi qu’il soit, qui n’implique une conception de la vie, donc une croyance, et comme un pari sur l’inconnu. Montaigne a trop de bon sens, et, selon le mot d’un contemporain, un trop « émerveillable jugement » pour ne s’en point aviser. Par ironie, par amusement dialectique, par virtuosité d’artiste qui pousse sa pointe en tous salis, jongle avec les idées et avec les mots, et s’offre à lui-même l’étourdissant spectacle de sa verve librement déployée,

  1. Voyez son édition classique du Manuel d’Epictète (Delagrave).