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de formes courtoises et discrètes, — cet homme-là, Montaigne a fait effort pour le réaliser dans sa vie, et pour le peindre dans son œuvre. Et assurément, il n’y est point parvenu du premier coup. On peut trouver qu’il est encore bien accablé sous le poids de ses autorités et de ses livres, et Malebranche, qui lui reconnaît d’ailleurs « une certaine fierté d’honnête homme, » Malebranche, on le sait, a prononcé à son égard le mot cruel de « pédantisme à la cavalière. » Et de même, sa politesse ne laisse pas d’être parfois un peu grossière : je veux parler d’une foule de traits libertins, des confidences indiscrètes, des « mots lascifs » qui, d’année en année, envahissent les marges, et le texte même des Essais, et désobligent si souvent les lecteurs d’aujourd’hui. Il n’en est pas moins vrai que, par rapport à ses devanciers et à ses contemporains, Montaigne est bien près de réaliser l’idéal dont s’enchanteront et Pascal et Molière. Montaigne, c’est déjà Méré, et soyez sûr que Philinte le sait par cœur. N’est-ce pas le cardinal du Perron qui disait des Essais qu’ils étaient « le bréviaire des honnêtes gens ? » Et Mme de Sévigné, qui s’y connaissait peut-être, écrivait, en parlant de Montaigne : « Ah ! l’aimable homme ! Qu’il est de bonne compagnie[1] ! » La morale même de l’honnête homme, n’est-ce pas exactement celle des Essais ? Morale peu chrétienne, à tout prendre, puisque c’est, à très peu près, celle du poète Horace ; morale faite d’indulgence et de convenances mondaines, de discret épicurisme et d’élégant scepticisme, et qui conseille la modération dans les désirs, plutôt que la sainteté, le sourire et la discrétion dans la volupté, plutôt que l’héroïsme. Dans une page souvent citée de son Port-Royal, Sainte-Beuve avouait que « quand survient quelque grande crise, cette morale des honnêtes gens devient insuffisante : elle se plie et s’accommode en trouvant mille raisons de colorer ses cupidités et ses bassesses. » Le mot « bassesses » est assurément trop fort quand il s’agit de Montaigne. Mais il faut bien reconnaître que la lettre qu’il écrivit pour se dispenser de rentrer à Bordeaux ravagée par la peste n’est pas d’un citoyen très brave, il est permis de lui préférer, dans une circonstance analogue, le geste plus stoïque de Rotrou.


Regardons-le plutôt, pour finir, dans une attitude plus noble

  1. A Mme de Grignan, 16 octobre 1679.