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Stamboul pour en faire une ambassadrice. En fait, elle était fille d’un « artisan savoyard, nommé Vivier » et veuve d’un chirurgien du quartier de Péra[1]. Fort jolie, fort coquette, elle avait inspiré une passion violente au diplomate quadragénaire ; une liaison s’était établie, dont étaient résultés deux fils ; quelques années plus tard, un mariage en due forme avait régularisé les choses. D’ailleurs, intelligente, réservée et de bonne tenue, la comtesse de Vergennes avait justifié depuis lors la confiance de celui dont elle portait le nom ; rien, semble-t-il, dans sa conduite, ne donna jamais prise aux calomnies atroces qui devaient la poursuivre jusque dans le boudoir de Marie-Antoinette.

Il fallut la chute de Choiseul pour que Vergennes rentrât dans l’activité politique. Il fut alors envoyé à Stockholm, où il se distingua grandement. C’est à ses conseils avisés, à sa direction énergique, qu’on attribua, pour une part importante, l’heureuse issue de la révolution du mois d’août 1772 qui détruisit en Suède le régime populaire et affermit le trône de Gustave III. Il conquit de ce chef une réputation d’homme d’Etat, dont Louis XVI se souvint quand la retraite de d’Aiguillon rendit vacant le ministère des Affaires étrangères. Toutefois, et malgré ses brillans succès, il serait excessif d’admirer chez Vergennes les dons qui font les grands politiques, les larges vues, les conceptions géniales. Il suffit de lui reconnaître un jugement sain, un patriotisme éclairé, l’expérience des affaires, des intentions honnêtes, le « goût de la vertu. » Un maintien froid, une gravité quelque peu compassée, sauvaient ce que sa mine et sa tournure présentaient, dit-on, de « bourgeois. » Sa franchise et sa courtoisie lui attiraient la confiance et l’estime de ceux qui traitaient avec lui. Somme toute, un galant homme possédant à fond son métier, tel apparaît celui qui, pendant tant d’années, allait diriger sans accrocs la politique extérieure du royaume.

La désignation de Vergennes, si justifiée qu’elle fût, ne se fit pas toutefois d’emblée et sans obstacle. La Reine, à défaut de Choiseul, quelle sentait impossible, aurait souhaité l’ami du duc, le baron de Breteuil, ambassadeur à Naples. Maurepas, par complaisance, se disposait à lui prêter appui. L’abbé de Véri s’attribue le mérite d’avoir victorieusement combattu cette idée :

  1. Mémoires inédits du comte de Saint-Priest.